De La Liberté de l’Italie et de l’Église

Par Le R. P.
Henri-Dominique Lacordaire
Des Frères Precheurs

Paris

Librairie De Mme Vve Poussielgue-Rusand,
Rue Saint-Sulpice, 23.
1860

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De la Liberté de l’Italie et de l’Église

Trois grandes causes, mêlées ensemble, se débattent aujourd’hui en Europe et y tiennent tous les cœurs dans une émotion et une attente qui furent rarement aussi profondes. La plupart des contemporains, à en juger par ce qui s’entend et ce qui se lit, séparent ces trois causes qu’ils estiment indifférentes l’une à l’autre ou même ennemies, et s’attachant à l’une d’elles, ils en font l’objet unique de leur conviction, l’affaire exclusive du temps présent. Pour nous, qui les croyons toutes trois légitimes, qui les aimons toutes trois d’un amour sincère et ancien, nous avons hésité longtemps a dire notre pensée dans une controverse ou nous redoutions de trouver peu d’esprits sympathiques au nôtre. Mais un /6/ silence persévérant pourrait faire croire, ou que nous trahissons la vérité, ou que nous avons peur de nous dévouer pour elle, ou enfin que nous n’ayons dans ces graves matières aucun parti qui nous attache, aucune ardeur qui nous presse au combat. Et cependant, Dieu le sait, la trahison, la crainte ou l’indifférence sont également loin de nous. Nous souhaitons la liberté de l’Italie, nous sommes prêt à verser jusqu’à la dernière goutte de notre sang pour celle de l’Église, et quant à la liberté du monde, c’est-à-dire aux droits vrais et imprescriptibles des nations, nous n’avons pas cessé un seul jour d’y croire et de les servir dans la mesure de nos faibles moyens. Cette triple cause n’en fait qu’une à nos yeux. Chrétien, nous sommes persuadé que c’est Jésus-Christ qui a introduit dans le monde l’égalité civile, et avec elle la liberté politique, qui n’est qu’une certaine participation de chaque peuple à son propre gouvernement; Catholique, nous vénérons dans l’Église une cité spirituelle fondée par Jésus-Christ, indépendante de tout empire humain dans l’orbite qui lui est propre, et dont la liberté n’est autre chose que la liberté même des âmes dans leurs rapports avec Dieu; /7/ Romain, nous attachons des yeux pleins de tendresse sur la chaire prééminente qui est le centre et l’organe de l’Église universelle, et l’Italie, ou s’élève cette chaire sacrée, nous apparaît, a cause de cela même, comme un peuple béni, plus digne que tous les autres de participer aux bienfaits civils et politiques qui sont venus de Jésus-Christ. Rien dans ces pensées et ces affections ne nous semble inconciliable. Nous y vivons à l’aise, comme un citoyen dans sa patrie, comme un père dans sa famille, comme un hôte dans une maison peuplée d’amis.

Il est vrai que des dissensions invétérées ont aigri le cœur des hommes, et que l’Église, l’Italie et le monde, loin de s’entendre, s’accusent réciproquement des malheurs qui les menacent et de ceux qui les accablent déjà. Mais cette erreur est-elle donc sans remède? N’y a-t-il nulle part, au-dessus des conceptions et des haines vulgaires, un sommet où l’on puisse mieux juger des intérêts de tous, et se rapprocher par le spectacle même de ce qui nous désunit? Je l’ai toujours cru; je le crois plus que jamais. Etranger à tous les partis, hors celui de la justice et de la vérité, je n’ai versé aucune parole d’amertune et de dé- /8/ couragement dans les blessures de l’Église, ni, dans celles du monde. Je ne le ferai pas davantage à l’heure qu’il est, heureux, au contraire, si, à force de calme et d’équité dans des questions ardentes, je puis adoucir en quelques cœurs amis on ennemis la passion qui trompe, la douleur qui égare, le désespoir qui pousse à toute extrémité les pensées et les événements.

L’Italie, à commencer par elle, est un grand et malheureux pays. Il est grand parce qu’il a une fois gouverné le monde, parce qu’il l’a plusieurs fois éclairé; il est malheureux parce qu’il subit depuis nombre de siècles, et surtout depuis cinquante ans, le joug de la domination étrangère. Il n’y a pas, dit quelque part le comte de Maistre, un plus grand malheur pour un peuple que d’être gouverné par un autre peuple. Représentons-nous que, depuis 1814, la France soit anglaise ou autrichienne, que nos préfets et nos magistrats nous soient envoyés de Vienne ou de Londres, et qu’à chaque pas, dans nos rues, devant nos palais, à la porte de nos maisons, nous heurtions l’uniforme et l’accent étrangers: quelle haine n’eût pas germé dans nos cœurs, et a quelle exaltation le patriotisme opprimé n’eût- /9/ il pas conduit les plus lâches d’entre nous? Une seule fois la France a vu sur le trône de ses rois un sang qui n’était pas le sien, et, entre tant de figures mémorables de notre histoire, aucune n’a pris dans le souvenir populaire une place plus vivante que Jeanne d’Arc, la libératrice du sol français. Dieu créa cette noble et singulière fille pour nous rendre, avec l’empire, la patrie perdue, et il voulut qu’un caractère miraculeux environnât sa mission, comme s’il eût tenu à nous montrer le prix que sa Providence attache à l’indépendance des nations sauvées par son fils.

Ne nous étonnons donc pas, ne nous plaignons pas si l’Italie aspire à secouer la domination de l’étranger. C’est ce que fit Moïse en tirant de l’Egypte le peuple de Dieu, Guillaume Tell en affranchissant la Suisse, Jeanne d’Arc en chassant l’Anglais de la terre de France, Charles X en fondant le royaume de Grèce sur des ruines consacrées par une prescription trois fois séculaire. Le temps n’ajoute rien à l’injustice que la durée; il ne diminue pas la dette, il l’accroît. La cause de l’Italie contre l’Autriche est juste, elle est juste au point de vue de la raison: combien plus au point de vue chrétien! C’est le christia- /10/ nisme qui a définitivement élevé le droit au-dessus de la force, en donnant à la conscience une lumière et une énergie qu’elle n’avait pas avant Jésus-Christ. C’est lui qui a fait les nations chrétiennes, admirables communautés d’hommes naturellement unis par la tradition, la langue, les mœurs, le sol, et une consanguinité d’âme que rien ne peut établir quand elle n’existe pas d’ellemême. Sans doute on a vu des accessions de territoire accroître le domaine d’un peuple; mais ces accessions se formaient comme les alluvions de la mer, par la nature et par un bienfait. Quelle est la province de France qui ait regretté son incorporation à notre pays? Quand la révolution éclata, la Lorraine, le vieux peuple éclos entre la Meuse et le Rhin, se souvenait à peine qu’elle n’eût pas été française, et ses soldats comptèrent dans les bataillons de la République et de l’Empire par un courage patriotique qui ne permit pas à l’ennemi de les distinguer de nous. Lorsqu’une nation s’assimile ainsi une conquête, il y a preuve sans réplique que la conquête a disparu, et qu’un lien moral, juste par conséquent, a fondu en une seule les deux nationalités. C’est de la sorte que se sont lentement développées les prin- /11/ cipales familles qui composent l’Europe chrétienne, généreux assemblage, sous des lois et des chefs divers, d’hommes qui ont reçu de leurs ancêtres le premier des biens terrestres, une patrie. Le crime de l’étranger qui domine un peuple par les armes, c’est de lui ôter sa patrie sans lui en rendre une autre. Il n’y a pas de plus grand crime sur la terre, excepté ceux qui se commettent contre l’Église, qui est la patrie divine de l’humanité.

La cause de l’Italie contre l’Autriche est juste: je le crois, je l’ai dit, je le répète. En est-il ainsi de la cause de l’Italie contre la Papauté? Je ne le pense pas.

L’Italie reproche à la Papauté son domaine temporel, et le considère comme un obstacle à sa nationalité et à son unité. Ce sont là de grandes accusations, et d’avance, indépendamment de l’histoire et du raisonnement, je ne les suppose pas fondées, par cela seul que le domaine temporel de la Papauté existe et se soutient dans le monde depuis mille ans. Je crois à l’œuvre des siècles. J’y crois, parce que je crois à Dieu et aux hommes. Tout ce qui s’est perpétué longtemps, à travers d’innombrables vicissitudes, /12/ s’est fait par beaucoup d’hommes et a été aidé par ce quelque chose d’invisible et de supérieur que nous appelons la Providence. Personne ne peut le nier, hors ceux qui n’admettent dans le monde que le concours et l’effet des causes aveugles. Or, ce qui a été fait par beaucoup d’hommes, dans des temps très divers, et aidé d’âge en âge par l’intelligence première et souveraine, me paraît digne d’une grande attention, et je n’estimerais pas volontiers qu’un tel ouvrage fût contre le droit et l’intérêt d’une multitude de générations. Dieu ne peut pas sacrifier sa justice contre un atome, combien plus contre un peuple? Et les hommes eux-mêmes, si livrés qu’ils soient à leurs passions, je ne les crois pas capables d’une iniquité immensément prolongée. Si donc le domaine temporel du Pape s’est créé et assis en Italie, s’il a eu pour se fonder et se soutenir de grands hommes, de grandes alliances, une grande opinion et la majesté des siècles, j’en conclus qu’il n’a jamais fait de mal à l’Italie par essence, mais par accident, comme il arrive aux meilleures choses et aux plus saintes institutions.

Lorsque je parcours l’histoire de l’Italie depuis que Charlemagne y eut confirmé et étendu le /13/ domaine temporel de l’Église, j’y remarque deux partis principaux qui me semblent résumer sa vie politique, le parti Guelfe et le parti Gibelin. Le premier, qui est celui des papes, est aussi le parti de l’indépendance nationale; le second, qui est celui des empereurs, est le parti de la domination étrangère. Il était naturel qu’il en fut ainsi. Italiens, le plus souvent, par leur naissance, les papes l’étaient aussi par l’intérêt de leur souveraineté. L’Empire, qui était quelquefois leur sauvegarde, était bien plus encore leur obstacle et leur servitude; et il fallait sans doute qu’il en fut ainsi pour que le parti Guelfe mêlât ensemble la haine de l’étranger et l’amour du pontificat. Si l’on nous oppose qu’en ces derniers temps, la Papauté s’est presque constamment alliée à l’Autriche, je répondrai que c’est là un accident qui ne peut faire juger de la direction essentielle du principat romain. Si le général Bonaparte n’avait pas ouvert les portes de l’Italie à l’Autriche par la destruction de la République de Venise, si l’Europe de 1815, inspirée par des vues plus généreuses et plus profondes, n’eût pas consommé la faute du général Bonaparte en consacrant la ruine de l’Etat vénitien; si l’Autriche /14/ elle-même n’eût pas étendu sur la Péninsule, en vertu de ces circonstances néfastes, un sceptre aussi lourd qu’inintelligent, jamais la Papauté n’eût apparu à l’Italie comme une complice de l’étranger. Victime de l’Autriche d’abord, victime aussi des passions irréligieuses qui ont empoisonné presque partout en Europe la sainte cause du droit, Rome n’a pu prendre entre ces deux despotismes son assiette naturelle. Pie VII vit la difficulté, et son grand cœur essaya d’y pourvoir; Pie IX, ving-trois ans après la mort du prisonnier de Fontainebleau, voulut à son tour rompre la destinée que faisaient au Siège Apostolique les erreurs du xixe siècle. On sait la récompense qu’obtint son magnanime effort, et si l’ingratitude, la faiblesse et la perversité, en trahissant son cœur, y ont éteint la lumière ou la force de ses desseins; il n’en est pas moins vrai que Rome opprimée par deux malheurs, tenta deux fois d’en vaincre la fatalité et de se montrer à l’Italie telle qu’elle eût souhaité d’être pour elle.

Pourquoi le Pape serait-il par nature étranger à l’Italie, ennemi deson indépendance nationale, ne cherchant que sa ruine et son déshonneur? /15/ Pourquoi ne serait-il pas un Italien sincère, un serviteur dévoué de ses véritables intérêts? L’histoire prouve qu’il l’a été souvent, la raison demande pourquoi il ne le serait pas toujours. Est-ce parce qu’il est Pape avant d’être prince, c’està-dire chef spirituel de deux cents millions de chrétiens avant d’être chef temporel de trois millions d’hommes? Mais en quoi le devoir de l’un nuit-il au devoir de l’autre? Prince italien, le Pape doit aimer et servir l’Italie; vicaire de Jésus-Christ, il doit aimer et servir l’Église universelle. Ces deux amours et ces deux services, loin d’être incompatibles, se prêtent bien plutôt un mutuel appui. Là où le cœur du prince ne verrait qu’une patrie, l’âme du Pontife lui fait voir une portion de la chrétienté. Il aime deux fois l’Italie: d’abord d’un amour naturel, comme son pays, ensuite d’un amour divin, comme une part de l’héritage de Jésus-Christ. En temps de paix, ce double sentiment n’a point d’obstacle; il peut souffrir, en temps de guerre, soit que le Pape s’y mêle, soit qu’il reste neutre; mais c’est là un malheur qui n’altère pas en soi l’esprit de nationalité. Est-ce que la nationalité germanique a jamais été compromise par les innombrables guerres que /16/ se sont faites les divers peuples de cette noble race? Est-ce que la Bavière a cessé d’être Germaine pour s’être alliée à la France dans un intérêt de conservation, ou la Prusse à la Suède, ou la Saxe à la Pologne? Ces alliances, nécessitées par l’intérêt propre de chaque communauté particulière, les ont-elles séparées de la grande communauté germanique? S’est-on avisé de haïr la Bavière ou le Meklembourg, le duché de Bade ou celui de Weimar, pour avoir tenu au maintien de leur personnalité au sein delà Confédération qui les unit?

Chose digne de remarque! c’est bien plus le Chef de l’Église qui a été sacrifié au prince Italien, que le prince Italien au Chef de l’Église. En effet, le Pape est presque toujours un Italien, et depuis plusieurs siècles il n’a pas cessé de l’être; son conseil, le collège des Cardinaux, est composé d’Italiens; les consulteurs des congrégations romaines, c’est-à-dire des tribunaux qui décident toutes les affaires de la chrétienté, sont pour la plupart originaires des diverses contrées de l’Italie. Certes, s’il y avait lieu de se plaindre, ce ne serait pas l’Italie qui en aurait le droit, mais les Eglises de France, d’Espagne, d’Angleterre, /17/ d’Irlande, d’Allemagne, de Hongrie, d’Amérique, qui se voient complètement exclues du gouvernement général de la chrétienté, ou qui n’y participent que par la présence d’une faible minorité de Cardinaux dans le conclave qui élit le Pontife romain.

Supposons que Cologne, au lieu de Rome, eût été choisie par la Providence pour être le siège de la Papauté, et que le Rhin, au lieu du Tibre, coulât sous les fenêtres du Vatican: que serait aujourd’hui la principauté temporelle du vicaire de Jésus-Christ? Une province de la Confédération germanique, indépendante à l’intérieur des autres Etats allemands, soutenue à l’extérieur par une armée de huit cent mille hommes, empruntant à la patrie commune la majesté incomparable de son histoire, de ses traditions, de ses mœurs, de sa littérature, et de cette vaste unité assise depuis mille ans sous la garde des plus beaux fleuves et du plus mâle courage. A son tour, du Rhin à l’Elbe, le vicaire de Jésus-Christ jetterait sur sa patrie l’éclat d’une autorité morale et divine aussi grande que le monde. Homme de tous par l’onction du sacerdoce, mais Allemand par la race, entouré de Cardinaux, de /18/ Prélats et de Théologiens du même sang que lui, il paraîtrait à Francfort par ses envoyés comme la plus magnifique expression de la grandeur nationale; et il ne viendrait à personne l’idée de lui appliquer le titre douloureux d’ennemi ou même d’étranger. Mêlé aux guerres de l’Allemagne ou protégé par une neutralité reconnue, on ne lui imputerait pas plus qu’à d’autres les malheurs inévitables dans une longue existence. Père, on le jugerait comme un père; roi, on le jugerait comme un roi. L’histoire lui ferait avec équité sa part dans les maux et les biens, et peut-être dirait-on de lui ce que le paysan du Rhin disait volontiers des évêques électeurs: Il fait bon vivre sous la crosse.

Longtemps il en fut ainsi en Italie. Mais l’Italie a cessé d’être indépendante et heureuse; elle n’a pu, comme l’Allemagne, demeurer maîtresse chez elle, unir en Confédération durable ses magnifiques provinces, et dresser sur un peuple libre la cime étincelante de ses immortels monuments. Captive de l’étranger, humiliée dans le plus légitime orgueil qui fut au monde, divisée, rançonnée, corrompue par la servitude, elle a levé vers le ciel des mains qui demandaient justice, et ne /19/ l’obtenant pas, elle a perdu elle-même quelque chose de la justice et le sens sacré des dons qui lui avaient été faits. Au lieu de voir dans la Papauté une victime comme elle de funestes événements, elle y a vu l’auteur ou le complice de ses maux. On lui a persuadé que sans la présence du chef de l’Église sur son sol et dans son histoire, elle eût, comme toutes les nations de l’Europe, conquis son indépendance et assis sa nationalité. Hélas! ce qui a fait le malheur de l’Italie, c’est sa beauté terrestre et sa grandeur historique. Belle, tous les puissants l’ont convoitée; grande, tout ce qui aspirait à le devenir a voulu l’épouser. L’ombre de ses Césars a plané vingt siècles sur elle, y attirant de loin ceux qui se portaient pour héritiers de leurs droits; et ce lambeau de vieille pourpre, cent fois déchiré, a cent fois servi à l’envelopper d’un linceul. La liberté même de ses municipes, dernier reflet du monde romain, leurs jalousies, leurs querelles, le nombre de ses capitales, et jusqu’à la longue et étroite configuration de son territoire ouvert de trois côtés sur des mers qu’elle ne put dominer toujours, tout a servi la cause de ceux qui lui payaient en servitude l’éclat de son soleil et l’éclat de ses souve- /20/ nirs. La Papauté a senti comme elle, tout le long des âges, le poids de ceux qui se la disputaient, et peut-être sans cette majesté qui touchait au ciel, l’Italie eut connu bien plus tôt les chaînes qui l’ont enfin étreinte et broyée. Oui, la Papauté a retardé pendant des siècles la chute de l’Italie, et jamais l’heure de cette chute n’eut sonné si de fatales circonstances n’eussent réuni sur une seule tête la puissance germanique et la puissance espagnole, soutenues de tout l’or des Indes. Le jour ou Clément VII sacra Charles-Quint dans la cathédrale de Bologne, c’en fut fait de l’indépendance italienne; mais ce sacre était innocent de l’ère douloureuse qui s’ouvrit: il n’y avait de coupable que le mariage de Philippe d’Autriche avec Jeanne de Castille. La France elle-même ne put arracher l’Italie aux serres de l’aigle impériale, et il lui fallut bien du sang et plus d’un grand homme pour abaisser cette maison d’Autriche que l’épée triomphante du général Bonaparte et les traités de 1815 devaient plus tard imposer de nouveau a l’infortunée victime de Charles-Quint.

Il est vrai, le domaine temporel de la Papauté empêchera toujours l’Italie de se fondre en un /21/ seul royaume, et de changer ses capitales couronnées en de simples chefs-lieux de départements. Mais est-ce un mal pour elle? L’Allemagne aussi, l’Allemagne ne connaîtra jamais cette unité numérique que rêve aujourd’hui l’Italie. La rivalité de l’Autriche et de la Prusse, ainsi que le profond attachement des petits royaumes et des duchés allemands pour leur autonomie, sera un obstacle éternel à la réunion de toute la race germanique sous une seule capitale et un seul gouvernement. Et qui s’en plaint? Qui reproche à la Bavière de ne pas se donner à l’Autriche, à Francfort et à Hambourg de préférer leur liberté municipale a la gloire de se perdre dans une immense autocratie? La nationalité allemande en existe-t-elle moins? L’unité morale et fédérative qui lie tous ses membres dans un faisceau si glorieux, est-elle moins forte que ne serait l’unité matérielle d’une absolue centralisation? La Suisse est-elle moins une, parce qu elle est divisée en cantons confédérés? Les Etats-Unis d’Amérique sont-ils inférieurs à ce qu’ils seraient si Washington se changeait tout à coup en capitale unique et dominatrice de l’Union? Certes, voilai des exemples /22/ qui peuvent justifier la sagesse divine d’avoir placé le domaine temporel de la Papauté au cœur même de l’Italie, comme un obstacle éternel à l’unité du nombre et du gouvernement. Ce n’est point le hasard qui l’a voulu, mais le décret d’une Providence généreuse pour l’Italie en même temps que prévoyante pour le siège pontifical.

Si Rome eût été une île au milieu des mers, sans doute elle n’eût gêné personne, prince ou peuple, par les nécessités de son territoire. Solitaire sous la garde des flots, elle eût élevé ses dômes paisibles au sein de toutes les agitations de la nature et des hommes, et ses vaisseaux eussent porté ses ordres à l’univers sans heurter sur leur route l’ambition ni les rêves d’aucun peuple. Dieu ne l’a pas voulu. Car si Rome n’eût été que Malte, étrangère à toute grande patrie, elle n’eût connu ni la force ni la faiblesse des choses humaines. Elle n’eut été qu’un couvent, et Dieu, qui se sentait capable de la maintenir au centre des siècles, des affaires et des malheurs, l’a jetée sur les sept collines du Tibre, là même où les consuls avaient gouverné le monde, ou Cicéron et les Gracques avaient parlé, ou les Césars, /23/ héritiers de la parole et de la guérre, avaient porté le poids de la plus vaste puissance qui fut jamais. C’était à la fois le lieu le plus illustre et le plus exposé, et c’est pour cela même qu’il fut choisi, miracle de grandeur et de péril, digne de servir de trône à la vérité.

Mais, en même temps, Dieu qui donnait Rome à son Église, ne retirait rien à l’Italie des éléments naturels d’une vie politique libre et forte. Pendant que la monarchie s’établissait ailleurs avec des nuances diverses, l’Italie fondait ses républiques, célèbres dans la guerre, le commerce, les arts, les lettres et la liberté. Qui a bâti jamais pour un peuple de plus magnifiques habitations? Qui a donné sur la terre à des hommes un séjour comparable à Venise, à Gènes, à Florence, à Pise, à Lucques, à Sienne, à Parme? Si le genre humain disparaissait tout à coup de ce monde, et qu’un voyageur, député de Dieu, vînt en visiter les ruines et les solitudes, où penserait-il que régnât le plus ingénieux, le plus riche et le plus heureux des peuples? Nul encore d’entre eux n’a pu disputer avec l’Italie de la beauté, ni de celle que Dieu lui a faite, ni de celle qu’elle s’est faite à elle-même. /24/ Fille aînée de l’Europe, elle a précédé en tout les nations modernes, et, leur initiatrice dans les voies du beau, elle l’a été aussi dans celles de la liberté. Qu’y a-t-il de plus antique et de plus semblable à la Grèce que l’histoire des républiques italiennes? Le Dante, du fond de son exil, pouvait bien gémir sur les maux des peuples libres, et souhaiter, Gibelin sublime, la domination d’un empire étranger; ses gémissements étaient ceux de Miltiade, de Thémistocle, de Phocion; ils accusent les fautes de la liberté, mais ils prouvent qu’elle existait.

L’Italie peut bien, si elle le veut, aspirer à la monarchie unitaire; mais elle ne le peut ni au nom de la nationalité ni au nom de la liberté. La Grèce était une nation libre, et c’était une confédération. La Suisse est une nation libre, et c’est une confédération. Les Etats-Unis d’Amérique sont une nation libre, et c’est une confédération. Il est même permis de croire que le système fédératif est le système propre de la liberté, et que plus un peuple se centralise, plus il donne au pouvoir la tentation et la facilité de tout soumettre à son action. Si Auguste, au lieu de rattacher le monde à Rome par les nœuds /25/ étroits d’une centralisation servile, avait pu ou voulu les retenir dans des liens plus généreux, qui eussent laissé aux peuples quelque sentiment de leur existence personnelle, il n’eût pas fondé l’empire romain, c’est-à-dire la plus vaste et la plus irrémédiable servitude qui fut jamais, et les Barbares n’eussent pas eu besoin d’ensevelir ce honteux édifice sous les flots de leurs invasions.

L’Italie fut libre, elle le fut la première, même sans confédération permanente, et Rome, loin de nuire à sa liberté, la défendit souvent par son alliance, ses armes et son génie politique. C’est Clément VII qui forma contre Charles-Quint cette ligue sainte, où l’Angleterre, la France et tous les Etats de l’Italie entrèrent à l’envi l’un de l’autre, et qui, malheureuse pour Rome encore plus que pour l’Italie, amena jusqu’au Vatican la soldatesque effrénée que commandait le connétable de Bourbon. C’est Paul IV, qui, vingt-cinq ans après, malgré de si terribles souvenirs, tentait un dernier effort contre le successeur de Charles-Quint, et n’ouvrait au duc d’Albe victorieux les portes de Rome, que contraint par la révolte de ses propres sujets. Ce /26/ furent là les moments suprêmes de la liberté de l’Italie, et comme au temps d’Alexandre III et de la ligue lombarde, on vit encore au premier rang du courage et du sacrifice le pontife romain.

Ces souvenirs sont ineffaçables. Quoi qu’il arrive aujourd’hui, rien n’ôtera de l’histoire ce magnanime passé. Il sera vrai toujours que l’Italie fut libre la première, qu’elle fonda seule en Europe de puissantes républiques, que, par sa constance militaire et civile, elle opposa aux empereurs germaniques une barrière renversée quelquefois, relevée le lendemain, et qu’elle ne succomba qu’au jour où la France elle-même fut sur le point de périr. Il sera vrai aussi et toujours que la Papauté fit cause commune avec la liberté de l’Italie, qu’elle eut sa part dans toutes les gloires et tous les malheurs des temps, et que la dernière enfin, elle leva contre l’étranger un bras qui n’était plus assez fort pour vaincre, mais qui l’était assez pour sauver l’honneur. Si l’Italie ne s’en souvient plus, si abusant d’un jour contre des siècles, elle transforme en une ingratitude systématique des reproches expiés d’avance, la postérité plus juste ne la suivra ni /27/ dans ses systèmes ni dans ses oublis; elle pèsera les fautes avec les services, et il restera que, de Charlemagne à Charles-Quint, le Pape siégeant à Rome, il y eut en Italie une gloire, une richesse, une civilisation, une liberté, qui ont fait d’elle une seconde fois et mieux que la première, l’un des plus beaux spectacles dont ait joui le genre humain. Tant que Venise ne sera pas morte avec le lion de Saint-Marc, tant que Gènes élèvera au-dessus des flots ses palais de marbre, tant que Florence couvrira l’Arno des splendeurs de son génie, on ne pourra croire que Rome fut une cause de décadence, de servitude et d’opprobre. Il y a des accusations qui se répondent à elles-mêmes, et des injustices qui sont l’honneur des grandes choses.

Affirmons-le donc: le domaine temporel de la Papauté, à le considérer dans son essence et son histoire, n’a rien d’incompatible avec la nationalité et la liberté de l’Italie, et Dieu, en plaçant dans cette belle contrée le centre visible de la catholicité, ne lui a demandé le sacrifice d’aucun des biens qui font le bonheur et l’orgueil d’un grand pays.

Mais du moins, ne dois-je pas convenir que le /28/ gouvernement temporel du Pape est, de sa nature et par la force des choses, un mauvais gouvernement? ici, je touche à la partie la plus délicate de mon travail; j’espère que Dieu me fera la grâce d’y demeurer libre et respectueux, sincère et sans offense.

Le gouvernement romain, dans sa partie civile, est un gouvernement d’ancien régime. Tant qu’il n’y a eu en Europe que des gouvernements d’ancien régime, la comparaison avec les autres lui a été favorable. Il était plus doux, plus bienveillant pour ses sujets, plus avare d’impôts, allant au cœur des pauvres par une foule d’institutions dues à la charité des pontifes ou au génie bienfaisant des saints. C’était une monarchie tempérée par l’esprit ecclésiastique, un peu faible sans doute, parce qu’il transporte dans les affaires humaines la mansuétude et la miséricorde de Jésus-Christ; mais qui a, en revanche, de la culture et de la modération, le goût des lettres, des sciences et des arts, et enfin une teinte générale de paternité. Lors donc qu’il n’y avait en Europe que des gouvernements d’ancien régime, les sujets romains ne se doutaient pas qu’ils fussent plus malheureux que d’autres; une foi vive les pénétrait d’un /29/ respectueux amour pour le plus liant représentant de Dieu sur la terre, et l’humiliation d’obéir, qui pèse tonjouis à l’homme, était grandement adoucie chez eux par le sentiment profond d’avoir pour souverain le père de leurs âmes. Ce sentiment vivait encore à Rome dans les premières années du siècle présent; la conduite des Romains fut admirable lors de la captivité de Pie VI et de Pie VII, et on ne peut lire sans émotion ce que les mémoires du temps rapportent de leur fidélité à de si touchants malheurs.

Mais le retour et la mort de Pie VII marquent le tenue et furent comme le dernier jet de ce vieil esprit dans le cœur des Romains. A partir de là, tout change peu à peu; le gouvernement perd de son prestige, la robe du Pontife ne couvre plus le souverain, les passions politiques s’enveniment, et l’étranger, tantôt appelé, tantôt s’imposant, protège, l’arme au bras et la mèche allumée, ce domaine des Papes inaccoutumé depuis tant de siècles aux spectacles et aux douleurs des révolutions.

On a cherché les causes d’un si lamentable changement. Los uns n’y voient que l’effet d’une /30/ impiété croissante, qui ne supporte plus d’être gouvernée par un prêtre-roi. D’autres y reconnaissent la main d’une ambition qui aspire à ranger toute l’Italie sous le sceptre d’une ancienne et célèbre maison royale. Ceux-là supposent que l’état temporel n’est atteint que de la même fièvre qui travaille tous les peuples européens, et qu’il ne faut y voir qu’un reflet de la flamme allumée par la France en 1789, et qui a gagné de proche en proche toutes les nations. Mirabeau avait annonce que la révolution ferait le tour du monde; la révolution tient parole au tribun qui s’était engagé pour elle.

Nous croyons sans peine à la réalité de ces causes diverses et à l’efficacité de leur action. Que le Saint-Siège ait des ennemis en tant qu’il est le centre de l’unité catholique; qu’il ait des ennemis par le seul fait qu’il est un gouvernement; qu’enfin il ait des ennemis comme une proie convoitée, cela doit être et cela est. Mais lorsqu’on a des ennemis, la question n’est pas desavoir qu’on en a, c’est de faire ce qu’il faut pour en diminuer le nombre et leur ôter tout prétexte de nous perdre. Jamais un pouvoir ne périt par ses ennemis, mais par cette masse flottante, indécise, /31/ sans parti pris, qui est le gros des nations, et qui, dans la bataille rangée des événements, finit toujours par décider de la victoire. Lorsque Charles X tomba, ce ne furent pas ses ennemis qui le précipitèrent, mais des hommes qui, la veille des fatales ordonnances, auraient combattu pour le sauver.

Je me demande donc quel est le grand désavantage de la Papauté devant ses ennemis, et je suis convaincu qu’il est dans cette circonstance, que le gouvernement papal est un gouvernement d’ancien régime. Comparé aux autres gouvernements du même genre qui existent encore en Europe, par exemple l’Autriche et la Russie, il leur est très-certainement préférable, parce qu’il est plus humain, plus honnête, moins fort qu’eux, et moins capable, en intention et en réalité, d’abuser de sa force. J’ai vécu sous le gouvernement papal: pour rien au monde, je ne voudrais vivre sous le gouvernement russe ou autrichien. Aujourd’hui donc encore, lorsque l’on compare le gouvernement papal aux vieux gouvernements Européens, il l’emporte sur eux de beaucoup, et j’estime que si l’on offrait à l’ennemi le plus acharné des Papes, le choix entre Rome, /32/ Vienne et Saint-Pétersbourg, comme résidence forcée, il n’hésiterait pas un instant à préférer Rome.

On me dira sans doute: Qu’entendez-vous par un gouvernement d’ancien régime? Je vais répondre.

En 1789, la France se leva tout entière en faveur de trois principes qu’elle n’a jamais abandonnés depuis: l’égalité civile, la liberté politique et la liberté de conscience. Les deux tiers de l’Europe, en soixante-dix ans, ont accepté de la France cet ordre d’idées et ce programme de vie. Voilà le fait. Les gouvernements qui s’y sont conformés, sont des gouvernements nouveaux; ceux qui ne les ont pas admis, sont des gouvernements d’ancien régime. Rome est dans ce dernier cas.

Mais est-il impossible qu’elle se modifie dans le sens qui prévaut en Europe et entraîne l’esprit humain? Ses ennemis l’affirment avec une joie qui ne se déguise pas, et une unanimité qui ne connaît ni la différence des latitudes ni celle des passions. On dit à Rome: « Tu fus grande autrefois, tu marchais à la tête des nations comme la colonne de feu du désert; rien ne t’effrayait des /33/ choses du monde, ni les clairons de la guerre, ni la fureur des rois, ni les découvertes du génie; tu portais à la fois sur tes fortes épaules le poids du ciel et celui de la terre; et, l’œil fixé sur Dieu, tu avançais avec le genre humain dans toutes les profondeurs qui s’ouvraient devant toi et devant lui. Mais à l’heure qu’il est, vieillard usé du temps, tu ne peux plus que te recueillir dans un cloître, te promener dans un musée, prendre le frais dans une oasis; il te faut du repos à la porte de l’éternité, nous te le ferons. Ne songe plus qu’à la prière, aux bénédictions, à dormir ton sommeil spirituel, et sois sur que nos respects couvriront de leur ombre ta tète vénérable et courbée. » Voilà, sans aucun doute, la thèse des ennemis de la Papauté: Comment serait-elle la thèse de ses amis? Comment avouerais-je qu’il n’y a rien à espérer de Rome, quoi qu’il arrive, qu’une muette et implacable immobilité? Que ceux-là le disent qui croient à la mort du christianisme et à la chute préalable de la Papauté: pour moi, qui suis sur de la coéternité de leur durée, je suis sûr aussi que Rome fera, à son heure et dans sa liberté, ce qui sera nécessaire au salut du monde. Est-ce bien à l’Italie de le /34/ méconnaître, à elle qui a vu Pie IX courir audevant de ses aspirations, et, le premier des souverains, lui ouvrir la perspective de son affranchissement? C’est Pie IX qui, par la force de son exemple, arracha aux incertitudes de Charles-Albert le statut constitutionnel du Piémont. C’est lui, qui ressuscitant du tombeau de Paul IV, après trois cents ans, les étincelles ensevelies de la liberté italienne, ralluma d’un bout à l’autre de la Péninsule l’espérance et l’ardeur. Il est vrai, Pie IX n’a pas poursuivi son œuvre; mais qui l’a interrompu, qui l’a blessé à mort? Ah! l’univers le sait. Le sang du comte Rossi couvre à tous les yeux la Papauté d’une justification qui ne périra point. Ceux qui ont vu cet illustre vieillard, blanchi dans l’amour de l’Italie et les services de la liberté, tomber sous les coups d’un sicaire aux portes de l’Assemblée nationale convoquée par Pie IX, ceux-là pardonneront toujours au Pontife d’avoir désespéré de son temps. Mais l’œuvre qu’il avait entreprise à lui seul, le premier et contre tous, cette œuvre n’a pas perdu sa signification devant la postérité et la raison. Elle restera comme la preuve que Rome ne confond pas sa caducité de ce oui est terrestre avec, l’immuta- /35/ bilité de ce qui est divin; que la loi d’un empire ne prend pas dans son esprit le caractère des dogmes dont elle a reçu le dépôt; qu’elle sait reconnaître les signes avant coureurs des grands changements, et que, docile aux leçons des siècles comme aux leçons de Dieu, elle apporte dans les affaires humaines les suggestions d une sagesse deux fois éclairée.

Pie IX est indivisible devant l’histoire. Les contemporains peuvent le dédoubler pour l’opposer à lui-même et détruire le premier âge de son pontificat par le second. C’est leur rôle; ce ne sera pas celui de l’avenir. Un jour, lorsque l’étranger ne régnera plus sur l’Italie, lorsque, maîtresse chez elle, sauvée de l’irréligion par la liberté, elle reviendra en arrière de ses destinées accomplies, l’image d’un Pontife malheureux se lèvera devant ses regards pacifiés. Elle reconnaîtra sous ses traits tristes et calmes le premier héros de son indépendance, l’homme qui eut épargné à sa cause du sang, des larmes, de la honte et des regrets, et juste trop tard, si jamais on peut l’être trop tard, elle élèvera une statue au Washington que la Providence lui avait donné et dont elle n’aura nas voulu.

/36/ Italiens, votre cause est belle, mais vous ne savez pas l’honorer, et vous la servez plus mal encore. Il ne fallait à Rome que du temps et votre liberté reconquise. Respectée de vous, mise à part de toute question, elle eût bientôt d’elle-même incliné sa tête sacrée du côté de vos triomphes et de vos droits. Par le seul fait de l’exemple et du contact, sa constitution intérieure se serait modifiée dans le sens de la vôtre, et, sauf les nuances que chaque Etat doit garder comme l’inaltérable signe de la personnalité que les siècles lui ont faite, elle eût apporté à votre confédération des similitudes suffisantes, et, de plus, son nom, son antiquité, son poids dans le cœur des hommes, et enfin le consentement de Dieu. Au lieu de cela, qu’avez-vous fait? Pour un vain système d’unité numérique et absolue, qui n’intéresse en rien, je l’ai fait voir, votre nationalité et votre liberté, vous avez élevé entre vous et deux cents millions de catholiques une barrière qui grandit chaque jour. Vous avez mis contre vos plus légitimes espérances plus que des hommes, vous y avez mis le christianisme, c’est-à-dire le plus grand ouvrage de Dieu sur la terre, sa lumière et sa bonté visibles, l’empire des âmes, /37/ la pierre ou sont venus se briser tous les desseins ennemis. Sachez-le bien, c’est Dieu qui a fait Rome pour son Église. Il n’y a pas un consul ni un César dont la pourpre n’ait été prédestinée pour orner le trône où devait s’asseoir le Vicaire de Jésus-Christ. Vous avez mis contre vous une volonté éternelle de Dieu. Vous la trouverez, n’en doutez pas.

Helas! qui le sait mieux que nous Français? Voilà soixante-dix ans que nous poursuivons dans notre patrie l’édifice de notre liberté, et jamais nous n’avons pu obtenir du temps la consécration de nos efforts. Quand nous croyons avoir bâti, un vent se lève sur notre ouvrage et nous fait des ruines qui étonnent tous les témoins de nos tragiques mécomptes. Qu’est-ce donc qui nous manque? Ce n’est ni le courage militaire sur les champs de bataille, ni l’heureux succès dans les hasards, ni les orateurs inspirés, ni les grands poètes, ni les jurisconsultes habiles à discerner le droit, ni rien de l’homme et de l’art: nous avons tout, excepté Dieu. Et Dieu nous manque parce que nous n’avons pas voulu placer dans nos fondements son Evangile, son Église et son Christ. Que serait-ce de vous, Italiens, qui /38/ vous attaquez au centre même de l’œuvre divine?

Mais ce que je dis là me fait penser que peut-être vous ne comprenez pas le rapport qui existe entre l’établissement de l’Église sur la terre et le domaine temporel de la Papauté. J’essaierai de le montrer.

Si l’indépendance d’une nation est sa vie même, si une nation n’existe plus le jour où elle est soumise aux lois de l’étranger, que sera-ce de l’Église? L’Église est une société d’âmes fondée par Jésus-Christ pour connaître, aimer et servir Dieu. Cette société doit être libre parce qu’elle vient de Dieu et qu’elle a son siège au plus profond de la conscience, là où un autre pouvoir que la liberté elle-même ne peut pénétrer violemment sans attenter à Dieu et à l’homme dans leur nature et leurs rapports. Partout ailleurs l’abus de la force est odieux, là il est sacrilège. Mon âme est a moi, je la donne à qui je veux, et si je la donne à Dieu qui me la demande et qui l’accepte sous une loi reconnue de ma raison, qui a le /39/ droit de dire à ma raison, à ma conscience, à mon âme: Je ne veux pas? Personne, pas même le genre humain tout entier. En me défendant contre lui, je le défends lui-même, et ma victoire, si je l’obtiens de ma constance, est la victoire de sa propre liberté. La liberté de l’Église est celle de l’âme; la liberté de l’âme est celle du monde.

Mais le monde ne le sait pas toujours. Le monde a ses intérêts et ses passions; il s’agit de savoir comment l’âme et l’Église, qui sont la même chose, se maintiendront à son égard dans une juste et souveraine indépendance.

Or, cette indépendance, par une adorable disposition de Dieu, tient à un seul homme. Un seul homme est ici-bas le gardien de la liberté des âmes, et s’il vient à tomber en servitude, c’en est fait de toute conscience devant la force. Caton pourra mourir à Utique, Brutus à Philippes, Thraséas aux portes du sénat: ce seront d’illustres morts protestant contre la défaite du droit, mais laissant le monde aux pieds de César et de Néron. Jusqu’ici, un seul homme a été plus grand que les victorieux et a pu sauver le genre humain de l’opprobre d’obéir à la victoire: c’est le /40/ Pontife romain. Assis aux lieux où régna la force dans sa plus sauvage et sa plus glorieuse expression, il fait de là régner la justice. Chef de l’Église, c’est-à-dire de toutes les âmes convaincues de Dieu, centre visible de leur foi et de leur amour, il a pu, l’histoire le dit, donner à qui l’a voulu deux mille ans de liberté.

C’est à cet homme, le seul de ce caractère qui ait encore été créé, qu’il a plu à Dieu de faire un trône de terre sous le trône de vérité qu’il occupe. La terre semble peu pour une si grande place et une si grande mission. Il est vrai, la terre est un tombeau, mais elle est aussi un principe de vie et d’immortalité. C’est la terre qui fait les peuples et qui est le premier élément de la patrie; c’est elle qui nourrit, vêtit, éclaire les hommes, et qui, unie à la secrète flamme de leur courage, leur fait contre la tyrannie le meilleur rempart. La terre est une place forte. Maître de la terre, on peut se passer d’un maître; sa possession nous donne le pain, le pain nous donne la vie, et la vie nous donne notre âme avec sa liberté. Aussi ne m’étonnai-je pas que Dieu en ait réservé une part à celui qui devait être, dans sa pensée, le libérateur perpétuel et vivant de l’humanité.

/41/ Mais la terre toute seule est infirme encore; elle peut aisément nous être enlevée par l’injustice et la force: la souveraineté y met le sceau du droit, de la puissance et de l’inviolabilité. Par elle, la terre devient un pays, le pays un peuple, le peuple une patrie. Seigneur des hommes qu’elle porte, l’homme arrive ainsi au comble de l’indépendance, et il ne reste au-dessus de lui que la justice elle-même, et Dieu qui en est l’auteur. C’est pourquoi il convenait que le chef de l’Église fut souverain, afin que supérieur à tous dans l’ordre de la conscience, il marchât partout ailleurs l’égal des rois, jamais leur tributaire ni leur sujet. Pour moi, me séparant même de ma foi de chrétien, et ne considérant que la dignité de la race à laquelle j’appartiens, j’estimerais encore utile à moi et au monde que la religion, qui est le plus haut sentiment de l’homme, fût représentée ici-bas visiblement par la plus haute place où puisse atteindre un de mes semblables. Je ne hais point les rois, mais de toutes les couronnes qui ont passé devant moi dans l’histoire, je n’en ai rencontré aucune qui m’ait paru plus naturelle et plus méritée que celle dont j’ai vu le douloureux bandeau sur le front du Pontife romain.

/42/ On dit que ses ancêtres cachés dans les catacombes étaient plus grands et plus libres encore. Oui, c’est vrai; il y eut un jour ou Dieu éleva l’homme à la liberté par le martyre, et alors, quand le sang coulait de toutes parts, le père commun de ces générations immolées ne pouvait avoir de meilleur titre a les conduire que sa propre mort acceptée avec le commandement. C’était la mort qui était le pacte, la force, l’honneur, la patrie, la liberté, la souveraineté. Temps heureux, placés à l’aurore de notre entrée dans le monde, pour payer le sang du Christ par le nôtre, et nous être, à nous tous venus si loin après, une éternelle leçon. Mais le martyre, si beau qu’il soit, n’est pas l’ordre constant de la Providence, et nul de nous ne voudrait l’imposer au genre humain comme le mode nécessaire de sa liberté. Ce sang doit couler quelquefois parce qu’il est précieux; et ne doit pas couler toujours parce qu’il est plus que précieux. l fallait donc le remplacer, et que la liberté, fille du martyre, eut ailleurs qu’aux catacombes un asile grand et saint. Rome fut cet asile choisi de Dieu. La liberté de l’Église et du monde quitta les tombeaux, pour monter sur le trône, à la place des Césars. Si les Césars /43/ reviennent, la liberté sait la route, elle redescendra aux catacombes, et Tacite, réveillé au bruit de leur retour, reprendra cette plume avec laquelle il écrivit pour Dieu la vengeance des hommes.

On dit encore que Dieu fut bien lent à faire du pontife un roi. Oui, Dieu agit lentement parce qu’il agit naturellement. Il y a entre lui et nous cette différence qu’il y avait entre les vers de ces deux poètes grecs, dont l’un en écrivait cent par jour et l’autre ne pouvait en écrire que trois. « Vous allez vite, disait celui-ci, mais vos vers ne dureront que trois jours, et les miens seront immortels. » Il en est ainsi de l’action de Dieu comparée à la nôtre. Nous créons pour un jour, Dieu crée pour les âges, et ce qu’il a fait demeure sur nos ruines avec la mission de les réparer. Tant que l’empire romain subsistait, la souveraineté temporelle du Pape n’eut été qu’une illusion en présence de cette force gigantesque et unique qui opprimait tout. Mais dès que la confédération européenne se fut formée du mélange des barbares avec les débris de l’Empire, alors il fut utile et possible au pontificat d’avoir une couronne, un peuple, une patrie, et de tenir /44/ sa place dans la majesté de la république chrétienne.

Il faut aussi remarquer qu’avant la division de l’empire en peuples d’origine, de langue et de mœurs diverses, un Pape était toujours de la nation de tous, tandis qu’aujourd’hui, s’il était sujet d’une puissance, il apparaîtrait aux autres comme un étranger, un captif et un instrument.

On dit enfin que la souveraineté temporelle ne donne au Pape qu’une indépendance apparente, et que les exigences sans fin d’une diplomatie désarmée lui font une sujétion plus grande que celle d’un simple évêque gardé dans sa liberté par sa foi. Sans doute, un simple évêque peut être un défenseur intrépide de l’Église; Athanase l’a prouvé surabondamment, et de nos jours, l’archevêque de Cologne, Mgr Drost de Wischering, en a renouvelé l’admirable démonstration. Mais bien que la liberté de l’Église soit sous la garde de tout chrétien, de tout prêtre, de tout évêque, elle n’est en aucun d’eux la liberté totale et suprême de la chrétienté. Leur chute ou leur martyre ne saurait être le malheur ou le triomphe universel, tandis que sur le front /45/ du Pape et dans un seul de ses cheveux blancs repose la liberté chrétienne tout entière, ce qui l’expose à des séductions et à des violences telles, qu’une longue continuité d’hommes n’est pas capable d’en soutenir l’épreuve dans une situation non protégée elle-même par un secours permanent. Ce secours est dans la souveraineté. Il est vrai qu’elle entraîne bien des condescendances; mais cela même est voulu de Dieu. Condescendre dans les choses d’un ordre inférieur, résister au sommet du devoir et du péril, ce fut toujours le caractère du pontificat romain. C’est ce mélange de tendresse et de force qui compose la nature évangélique, sublime tempérament qui fut celui du Christ et qu’il a transmis à son vicaire pour être sa figure, son glaive et son bouclier.

Il ne s’agit pas, me dira-t-on, d’enlever au Pape sa couronne, mais de la diminuer. Que répondrait la France si on lui proposait d’abaisser la sienne? Le territoire est divisible, le droit ne l’est pas. La terre est un champ qui se partage, l’honneur est une idée qui demeure ou qui périt tout entière. La volonté de Dieu avait préparé à l’Église un patrimoine, de grands hommes /46/ l’avaient servi dans ce dessein, les siècles avaient raffermi l’œuvre née de leur concours et donné au Père commun de deux cents millions d’hommes un peuple et une patrie: qu’y avait-il de plus sacré? Ni la nationalité, ni l’unité de l’Italie n’étaient intéressées à ce qu’on portât sur ce grand ouvrage une main qui l’ébranlât.

Des passions, il est vrai, des erreurs et des tempêtes grondaient autour du vieil édifice; mais nul n’en était étonné dans un siècle qui a vu Louis XVI tomber sur l’échafaud, Napoléon mourir à Sainte-Hélène, Louis-Philippe en exil, et on s’attendait à ce que la France, fille aînée du Saint-Siège, lui prêterait le secours du temps et celui du respect. L’Autriche arrêtée par nos victoires, il ne fallait en effet à Rome que du temps et du respect, armes saintes qui n’eussent coûté qu’un grand dessein dans un grand cœur. L’Italie se fût calmée dans son triomphe, l’air de la liberté l’eût rapprochée de Dieu, et Dieu de la justice; plus heureuse que la France, elle n’aurait pas eu de sang dans l’histoire de sa résurrection politique, et un jour, le souvenir de Charlemagne, ravivé par la reconnaissance, eût erré /47/ sur le tombeau du prince qui eut sauvé deux fois l’Italie, d’abord de l’étranger, puis de ses propres erreurs. Maintenant faut-il désespérer? Avant hier, l’histoire écrivait une belle page; hier une page triste; demain, elle tracera la troisième, et Dieu seul la connaît.

Imprimerie de W. Remquet et Cie, rue Garancière, n. 5