Lettre
sur le
Saint-Siége,

Par M. l’abbé H. Lacordaire,
Chanoine honoraire de Paris.

Paris,
Debécourt, Libraire-Éditeur,
Rue des Saints-Pères, 69.
1838

/v/

Préface

Cette lettre fut écrite de Rome pendant le séjour que l’auteur vient d’y faire. Elle avait pour but d’expliquer la conduite du Saint-Siége dans ces derniers temps, conduite aussi remarquable que ces temps sont difficiles. Le Saint-Siége a un malheur qui lui est commun avec tous les grands hommes et toutes les grandes œuvres, c’est qu’il ne peut être équitablement jugé par le siècle où il agit, et comme il est immortel, il vit insulté entre sa gloire passée et sa gloire future, semblable à Jésus-Christ crucifié au milieu des temps, entre le jour de la création et celui du jugement universel. L’auteur ne se flattait pas, malgré son amour profond pour Rome chrétienne, de comprendre toute la sagesse de son action providentielle; il savait que l’amour même est impuissant à tout comprendre, là où l’Esprit-Saint verse sans cesse les flots de cette lumière qui aveugle les profanes, et qui ne se laisse pénétrer qu’à demi par ceux qui doivent croire pour mériter de voir. Mais lors même qu’une justice complète est impossible, il est toujours bon de la rendre au degré où on le peut.

Une des plus graves erreurs aujourd’hui répandues /vj/ contre le Saint-Siége, c’est qu’il est entré dans l’alliance des gouvernements absolus, et qu’il voit avec inimitié tout pays dont les institutions essaient de rappeler les anciennes franchises de l’Europe catholique. On classe Rome dans un parti, elle qui est la mère commune de tous les peuples, et qui respecte toutes les formes de gouvernement qu’ils se donnent, ou que leur crée la force des choses ou du temps; et cette fausse accusation lui attire nécessairement des haines que mérite bien peu l’antique impartialité dont elle conserve fidèlement la tradition. Il suffit d’habiter Rome avec un esprit droit et attentif pour s’apercevoir tout de suite de la sphère élevée où elle respire, et combien les nuages de la terre, qui troublent ailleurs et partagent quelquefois les églises particulières elles-mêmes, passent loin à ses pieds. On sent qu’on habite la patrie universelle, l’asile de la défaite et de la victoire, le lieu unique au monde où la réconciliation est éternellement assise, tenant dans ses mains les deux clefs qui ouvrent et qui ferment sans s’étonner d’être amies. L’auteur a vécu deux fois dans ces régions pacifiques; deux fois il en a connu l’équité, la douceur, la liberté, et le coup d’œil surhumain du gouvernement apostolique. Il n’a pu s’empêcher, dans un moment où son cœur sentait plus vivement l’injustice des ennemis de sa patrie spirituelle, d’écrire pour sa défense la lettre courte et imparfaite qu’on va lire, simple indication d’un point de vue que le temps développera de lui-même.

/vij/Des circonstances particulières en ont retardé la publication jusqu’aujourd’hui. → L’odieux attentat de Cologne L’odieux attentat de Cologne qui révèle tant de choses jusque-là moins visibles, et qui crée pour le Saint-Siége de nouvelles difficultés, ne permet pas de taire davantage les vérités que contient cet écrit. Il eût été facile d’y ajouter beaucoup, et de le rendre moins indigne du sujet qu’il traite et des lecteurs qui s’en occuperont. Mais il y a des raisons de le laisser tel qu’il est et qui lui donnent plus de prix que l’auteur ne saurait lui en donner par lui-même. Heureux à sa rentrée en France, de pouvoir mêler aux premières joies du retour le souvenir ineffaçable des grandeurs de Rome et des bontés d’un pontife dont le cœur paternel n’a besoin de la justice qui lui est ici rendue que par amour de ceux qui la lui refusent.

/viii/

Note.

Prêt à remonter dans les chaires de France avec le désir d’y évangéliser la jeunesse, je saisis l’occasion de cet écrit pour faire une déclaration publique qui importe à la sécurité et à l’honneur de mon ministère: c’est que j’ai été comme je serai toujours étranger aux comptes-rendus que les journaux religieux ont donnés et pourraient donner de mes conférences. Je reconnais le zèle, la bienveillance même de ces journaux; mais leurs rédacteurs, hommes de bien et de bonne foi, doivent comprendre sans peine que je ne puis répondre ni à l’Église ni au public d’extraits plus ou moins tronqués, fournis par des sténographes dont je n’ai pas rectifié les erreurs et les omissions inévitables. Je réponds de ma parole aux évèques qui l’entendent, ou à leurs délégués: de mes écrits à tous ceux qui les lisent, mais seulement de mes écrits, et jamais, quoi qu’il arrive, je ne m’occuperai de discussions fondées sur des pièces qui ne sont pas émanées de moi, et dont aucune loi divine, ecclésiastique ou civile, ne saurait m’imposer le fardeau.

H. Lacordaire

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Lettre sur le Saint-Siége

Rome, 14 décembre 1836.

Je ne vous parlerai pas, mon cher ami, des édifices et des champs de Rome. Mon âme est troublée d’une vision où ces splendeurs terrestres ne sont que l’ombre d’une autre beauté, Rome m’apparaît dans ses apôtres, dans ce pêcheur d’un lac de Galilée qui s’en vint un jour loger au pied du Viminal, n’apportant avec lui qu’une parole qui lui avait été dite en son petit pays par un /2/ homme crucifixé: Tu es pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église. Je vois dans Rome l’unité vivante du Christianisme, et vous savez que l’unité est en soi la plus merveilleuse des choses: car elle est la forme même de l’être, ce par quoi tout vit, tout se conserve, tout se renouvelle et se perfectionne, et Dieu lui-même ne peut mieux se définir qu’en lui appliquant sous tous les rapports l’idée de l’unité. Par l’unité d’essence il est esprit; par l’unité de temps il est éternel; par l’unité de lieu il est immense; par l’unité de vue il est la science infinie; il est enfin l’unité dans tous les sens, mais non pas une unité stérile, incapable d’engendrer sans se détruire. Il a en lui-même un Fils inséparable de lui: du Père qui est le principe et du Fils qui en est l’image, sort l’amour qui termine tout, sans que l’unité divine, par cette expansion d’elle-même en elle-même, perde rien de son indestructible immutabilité. Au contraire, elle y gagne, s’il est permis de parler ainsi; car le triomphe de /3/ l’unité est de vaincre la pluralité elle-même. Tous les êtres que Dieu a faits ont reçu de lui, à des degrés divers, la puissance de l’unité, et ils périssent en cessant de la posséder dans la mesure dont ils ont besoin selon leur plus ou moins de perfection. Les germes que nous voyons semés à la surface de la terre, et y produire cette admirable variété de plantes qui ornent notre séjour, ne sont autre chose que des forces unitaires qui attirent à elles et s’incorporent des unités inférieures, telles que l’eau, l’air et la lumière, qui se décomposent elles-mêmes en d’autres unités subordonnées, jusqu’à ce qu’on arrive enfin aux dernières limites de l’être, à ces unités sourdes que nous appelons des éléments, sans savoir au fond ce que c’est. Ainsi de l’être divin à l’être élémentaire, de l’incompréhensible à l’incompréhensible, s’étend une chaîne non interrompue d’unités dont les supérieures attirent les inférieures, pour leur communiquer une vie plus élevée et les mener de chef-d’œuvre en chef-d’œuvre jusqu’à /4/ Dieu, le principe et la fin, l’alpha et l’oméga, qui par l’incarnation du Verbe rattache à son unité suprême toutes les natures créées, l’âme et le corps.

L’unité qui est la forme de l’être, l’est encore de la vérité; car la vérité n’est que l’être en tant que connu, et l’être présent à l’intelligence ne peut s’y montrer que comme il est, c’est-à-dire un; et de même que les êtres sont liés entre eux, les vérités sont liées entre elles, et tout l’effort de l’intelligence est de découvrir les rapports des choses, comme tout l’effort de la vie est de les établir. De même aussi que le défaut d’unité est le signal de la mort, il est également le signe de l’erreur.

Enfin l’unité est la forme du beau: rien n’est beau que ce qui est un, ou, en d’autres termes, que ce qui est harmonieux. Parcourez dans votre esprit les divers genres de beautés qui sont connues de l’homme, et vous les verrez toutes resplendir du caractère de l’unité. Qu’est-ce que dix mille sol- /5/ dats répandus çà et là dans les rues avec leurs uniformes grossiers? mettez-les en ligne et regardez. Qu’est-ce qu’un million de pierres carrées répandues au hasard sur le sol? faites-en une figure et regardez. Au contraire, arrêtez votre attention sur quelque chose de parfait, sur le visage de l’homme où la vie, la lumière et le mouvement de l’âme sont exprimés par la vie, la lumière et le mouvement du corps, ce qui fait de cette face sublime le point de rencontre du beau visible et du beau intellectuel, le chef-d’œuvre de la beauté créée: arrêtez-y votre attention, et des unités merveilleuses qui en composent l’unité totale, ôtez-en une seule, par exemple, l’unité du regard, et voyez. L’unité n’est pas le beau en soi, pas plus qu’elle n’est l’être et la vérité en soi; mais elle est leur forme nécessaire, la condition sans laquelle il n’y a point d’être, point de vérité, point de beauté, et par conséquent point de vie, point d’intelligence, point d’amour. Car la vie est le résultat ou le terme /6/ de l’être, l’intelligence est le résultat ou le terme de la vérité, l’amour est le résultat ou le terme du beau; et Dieu qui est la souveraine unité est aussi la vie souveraine, l’intelligence souveraine, l’amour souverain.

Et voici la prière que Jésus-Christ adressait à Dieu la veille de mourir, après avoir donné son corps et son sang à ses disciples, pour établir entre eux et lui une divine unité: «Je ne vous prie pas seulement pour eux, disait-il, mais pour tous ceux qui croiront en moi par leur parole, afin que tous soient un, comme vous, mon père, vous êtes en moi et moi en vous, afin qu’eux-mêmes soient un en nous, et que le monde croie que vous m’avez envoyé. Je leur ai donné la lumière que vous m’avez donnée, afin qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux et vous en moi, afin qu’ils soient consommés en un, et que le monde connaisse que vous m’avez envoyé (1)

En effet, l’unité étant la forme ou la condition de l’être, du vrai et du beau, dans tous les ordres possibles, de l’élément jusqu’à Dieu, Jésus-Christ envoyé pour être le réparateur de l’humanité déchue, ne pouvait rien demander de plus pour les hommes que d’être un en eux-mêmes, un entre eux, un avec Dieu, et lui-même était le médiateur de cette unité sainte que les hommes avaient perdue par leur faute. Il leur avait apporté du ciel la vie, l’intelligence et l’amour: la vie dans sa personne sacrée, l’intelligence dans sa parole, l’amour dans son sacrifice, tout en lui seul, afin que par leur communication avec lui sous ce triple rapport, ils fussent tous un en lui, et par conséquent entre eux et avec Dieu, et que de cette manière une seule vie, une seule intelligence, un seul amour, sortis de Dieu même et passant par le Christ, coulassent comme un seul fleuve dans les entrailles de l’hûmanité. Ce mystère s’est vu et se voit encore chaque jour accompli sur la terre. Les hommes l’ont prodigieusement /8/ haï: ils en ont crucifié l’auteur. Mais on ne peut tuer ni la vie, ni l’intelligence, ni l’amour. On ne l’essaie que pour leur donner plus d’éclat, et il s’est rencontré en faveur de cette œuvre, que ce que les hommes peuvent de plus contre une chose, outrager, mutiler, tuer, servirait à rajeunir et à fortifier celle-là. Au sein des divisions infinies de races, de peuples, de langues, de mœurs, de soleil, d’idées; au miheu des ténèbres passionnées de la volupté et de l’orgueil, ces éternels ennemis de l’unité; en ce monde enfin, l’on vit se former un peuple qui n’avait pour limites ni les rivières ni les montagnes, qui d’un bout de l’univers à l’autre, non-seulement reconnaissait les mêmes lois et les mêmes magistrats, mais nourrissait les mêmes pensées et les mêmes volontés, plus uni par un acte de choix constamment renouvelé, que ne le sont les nations par la nécessité. Alors le septentrion s’inclina vers le midi, et l’orient dit à l’occident; Je sais qui vous êtes. Le pauvre s’assit à côté du riche sans l’offenser; le phi- /9/ losophe fut enseigné par l’artisan, et ne s’étonna pas d’avoir moins de sagesse que lui; le petit aima le grand, et le grand aima le petit; l’homme civilisé essuya les pleurs du sauvage; il se trouva des amis pour toutes les misères, et des misères pour rassasier l’amour; les vierges naquirent, les solitaires devinrent des peuples; il y eut des martyrs plus puissants que les rois; la force tomba au-dessous de la faiblesse; l’esclave fut libre sans avoir demandé sa liberté, et il fut connu dans tout l’univers qu’il n’y avait qu’une foi, qu’un baptême et qu’un Seigneur. L’Église catholique était au monde: son germe déposé dès l’origine dans le sein d’Adam et grossi par les siècles, avait enfin reçu du sang versé sur lui par l’amour éternel une sève d’unité plus puissante que toutes les divisions, et qui courait à pleins flots dans les veines épuisées du genre humain.

Mais il fallait à cette Église universelle, destinée à traverser toutes les vicissitudes des temps, une force qui maintînt en elle la tri- /10/ ple unité de vie, d’intelligence et d’amour qu’elle avait reçue de son divin architecte; car il ne suffit pas d’avoir reçu, il est nécessaire de conserver. Si Jésus-Christ fût demeuré visible sur la terre, il eût été lui-même la force qui eût ramené tout à lui, le centre d’où fussent partis et où fussent revenus, pour se répandre encore, tous les rayons de l’unité. Mais il lui avait plu de ne pas immortaliser sa présence sensible parmi nous, de nous laisser sa personne cachée sous des symboles de vie, et sa parole renfermée dans la tradition et dans l’Écriture, toutes choses qui ne pouvant se défendre par elles-mêmes contre la division, avaient besoin d’un dépositaire un et permanent qui fût l’organe suprême de la parole évangélique et la source inviolable de la communion universelle. Il fallait que Jésus-Christ restant du haut du ciel le lien mystérieux de son Église, il eût en ce monde un vicaire qui en fût le lien visible, l’oracle vivant, l’unité mère et maîtresse. C’était de tous les miracles le plus grand à /11/ opérer, et entre les événements au-dessus de l’homme, dont l’histoire du Christianisme est remplie, il n’en est pas qui donne plus à méditer, et où le bras de Dieu paraisse davantage.

Comment placer au milieu du monde, pour y être le chef d’une religion unique et d’une société répandue partout, un homme sans défense, un vieillard qui sera d’autant plus menacé que l’accroissement de l’Église dans l’univers augmentera la jalousie des princes et la haine de ses ennemis? Comment attacher le sort de la religion à une seule tête, que le premier soldat venu peut couper, ou qu’une caresse d’empereur peut séduire? Comment sauver cette tête précieuse de tant de passions qui doivent s’amasser contre elle, de l’impiété, du schisme, de l’hérésie, des guerres, de la vicissitude infinie des empires et des opinions, enfin de ce hasard de l’avenir qui un jour ou l’autre détruit tout? Que sont devenus les patriarches de Constantinople, les métropolitains de Moscou, les califes Musul- /12/ mans? Ceux qui réfléchiront à cette difficulté avec la seule connaissance des hommes et des affaires de leur temps, la trouveront considérable, et ceux qui l’examineront à la lumière de l’histoire seront étonnés qu’elle ait été vaincue. Elle l’a été pourtant. Ce vicaire de Dieu, ce pontife suprême de l’Église catholique, ce père des rois et des peuples, ce successeur du pêcheur Pierre, il vit, il élève entre les hommes son from chargé d’une triple couronne et du poids sacré de dix-huit siècles; les ambassadeurs des nations sont à sa cour; il envoie ses ministres à toute créature et jusqu’en des lieux qui n’ont pas encore de nom. Quand des fenêtres de son palais il laisse errer ses regards, sa vue découvre l’horizon le plus illustre qui soit au monde, la terre foulée par les Romains, la ville qu’ils avaient bâtie des dépouilles de l’univers, le centre des choses sous leurs deux formes principales, la matière et l’esprit; où tous les peuples ont passé, où toutes les gloires sont venues, où toutes les imaginations /13/ cultivées ont fait au moins de loin un pèlerinage; le tombeau des martyrs et des apôtres, le concile de tous les souvenirs, Rome! Et quand le pontife étend ses mains pour la bénir conjointement avec le monde qui en est inséparable, il peut se rendre un témoignage qu’aucun souverain ne se rendra jamais, c’est qu’il n’a ni bâti, ni conquis, ni reçu sa ville, mais qu’il en est la vie intime et persévérante, qu’il est en elle comme le sang dans le cœur de l’homme, et que le droit ne peut aller plus loin qu’une génération continue qui ferait du parricide un suicide.

Dieu qui avait prédestiné l’Italie à être un jour le siège de l’unité catholique, lui donna une forme et une situation propres à ce grand dessein. Vous avez remarqué, mon cher ami, comment l’Asie, l’Afrique et l’Europe sont liées entre elles par le bassin de la Méditerranée, qui s’ouvre ensuite à l’occident pour laisser un passage vers l’Amérique aux vaisseaux de toutes les nations. Au sein de cette mer commune l’Italie s’avance comme un /14/ long promontoire. Retenue fortement au cœur de l’Europe et en même temps séparée d’elle par une ceinture de hautes montagnes, elle étend ses deux bras vers l’Afrique et l’Asie, offrant à ceux qui viennent de l’Occident le golfe où repose Gênes, à ceux qui viennent de l’Orient le golfe où repose Venise. Sa partie la plus septentrionale avait pris le nom de Gaule, de ce fort pays qui est devenu la France, et sa partie la plus enfoncée au midi avait pris le nom de Grande-Grèce, de cet autre pays non moins illustre qui troublait le sommeil des rois de Perse et qui était mêlé à toutes les affaires de l’Asie. Ainsi disposée par la Providence, longue, étroite, coupée en deux par les Apennins, d’un territoire faible en étendue et d’une population médiocre, confinant à tout et ouverte à tous, l’Italie était un centre qui n’avait pas de circonférence personnelle, et qui ne pouvant être par elle seule un grand empire, était admirablement faite pour être le centre et l’unité du monde. Elle l’est devenue en /15/ effet, non pas une fois et par hasard, mais constamment et sous plusieurs formes: par la guerre au temps des Romains, par le commerce et les arts au moyen âge, enfin par la religion avec l’Église catholique. Et à une époque bien antérieure, déjà l’Étrurie était un foyer de religion et d’arts, comme si Dieu avait voulu que cette puissance unitaire de l’Italie se perdît, pour être plus imposante, jusque dans la nuit des siècles.

Je ne quitterai pas ces remarques sans vous en faire encore une autre de la même nature; car elles sont plus importantes que peut-être vous ne le pensez. Rien n’est isolé dans les choses; le corps, l’esprit, la grâce divine, tout est lié, tout est harmonieux. Le corps de l’homme n’est pas le corps de la brute; la configuration d’un pays appelé à une destinée n’est pas la configuration d’un pays appelé à une autre destinée, et la forme générale de notre globe est aussi rationnelle qu’elle est mystérieuse. Quand les anciens qui savaient tant de choses par tradition, voulaient bâtir /16/ une ville, ils faisaient une étude profonde et religieuse du lieu. C’est ainsi que les Romains mandèrent des prêtres étrusques pour déterminer l’emplacement de Rome, et dès notre bas âge nous avons su qu’en creusant la terre du Capitole, on trouva une tête d’homme fraîchement coupée, d’où est venu à cette colline le nom merveilleux qu’elle porte encore. Je veux donc vous faire remarquer le caractère du lieu où Rome est bâtie, si sublime et singulier, qu’on peut voyager toute sa vie, et que jamais l’imagination ne rapportera de nulle part sous le ciel un souvenir pareil au souvenir de l’agro romano.

Rome est bâtie à peu près au milieu de la presqu’île italique, plus au midi qu’au nord, et en revanche plus à l’occident qu’à l’orient. Elle est assise sur quelques collines séparées par des ravins plutôt que par des vallées, au bord du Tibre, fleuve jaune et grave qui roule lentement ses eaux entre ses rivages sans verdure. A cinq ou six lieues à l’Orient s’étend comme une ligne sombre la chaîne /17/ des Apennins; à quatre oy cinq lieues vers l’Occident, on aperçoit de quelques points élevés la ligne blanche et brillante de la Méditerranée; au nord s’élève une montagne isolée qu’on appelle le Soracte, et qui se tient là comme un géant à l’entrée de la plaine; au midi ce sont les collines où se dessinent Castel-Gandolfo, Marino, Frascati et la Colonna. Entre ces quatre horizons dont aucun ne ressemble à l’autre, et qui luttent de grandeur et de beauté, s’épanouit comme un large nid d’aigle la campagne romaine, reste éteint de plusieurs volcans, solitude vaste et sévère, prairie sans ombre, où les ruisseaux rares creusent le sol et s’y cachent avec leurs saules, où les arbres qui se dressent çà et là sont sans mouvement comme les ruines que l’œil découvre partout, tombeaux, temples, aqueducs, débris majestueux de la nature et du peuple romain, au milieu desquels la Rome chrétienne élève ses saintes images et ses dômes tranquilles. Que le soleil se lève ou qu’il se couche, que l’hi- /18/ ver ou l’été passent là, que les nuages traversent l’espace ou que l’air y prenne une suave transparence, selon les saisons et les heures, tout change, tout s’anime, tout pâlit; une nouveauté sans fin sort de ce fonds immobile, semblable à la religion dont l’antiquité s’allie à la jeunesse et qui emprunte au temps je ne sais quel charme dont elle couvre son éternité. La religion est le caractère de cette incroyable nature: les montagnes, les champs, la mer, les ruines, l’air, la terre elle-même, mélange de la cendre des hommes avec la cendre des volcans, tout y est profond, et celui qui se promenant le long des voies romaines n’a jamais senti descendre dans son cœur la pensée de l’infini communiquant avec l’homme, ah! celui-là est à plaindre, et Dieu seul est assez grand pour lui donner jamais une idée et une larme.

Du reste, mon cher ami, vous avez compris qu’en plaçant à Rome son vicaire, Dieu n’avait pas tourné la difficulté, mais qu’il l’avait prise de face. C’est précisément parce que /19/ Rome était le centre naturel du monde, et son centre effectif à l’époque de Jésus-Christ, qu’il devait paraître plus impossible d’y établir le centre de l’Église catholique. Quand on regarde les deux extrêmes, saint Pierre à Rome sous Néron et Grégoire XVI au Vatican, et qu’on vient à songer que cette métamorphose s’est accomplie naturellement par la force des choses, on ne sait qu’admirer le plus de la faiblesse de l’homme ou de la puissance de la vérité. Vous connaissez la suite des événements, je ne vous la rappellerai pas; mais il importe d’étudier le secret de cette prodigieuse élévation des pontifes romains.

Le secret dernier en est sans doute dans les desseins éternels de Dieu. Celui qui a créé le monde, le gouverne aussi par sa providence; il élève et abaisse les dominations; il marque aux peuples leur temps, aux choses leur fortune, non pas toutefois arbitrairement et sans autres motifs que sa souveraine volonté, mais par une administration équitable de la /20/ vie qu’il a donnée à ses créatures, et dont il a posé en la leur donnant l’immuable loi. Or, pour tous les êtres doués de raison, le Christianisme est la loi même de la vie; il est l’expression exacte des rapports qui en constituent la nature et le développement, et quand Dieu annonça au premier homme qu’il mourrait s’il venait à violer ses commandements, il lui révélait cette vérité, que tous les commandements de Dieu ont une relation intime avec l’essence même de la vie. Nulle société n’a péri, nulle race royale ne s’est éteinte, nulle puissance n’a passé que pour avoir violé la loi de la vie contenue dans le Christianisme: comme aussi nulle société ne s’est fondée, nulle race royale n’a fleuri, nulle puissance n’a persévéré que par l’observation de la loi de la vie contenue dans le Christianisme, et l’Écriture nous le dit d’un seul mot: La justice élève une nation (1).

Vous pouvez conclu-re de là quelle sève /21/ d’organisation et d’immortalité a été communiquée au Saint-Siége par cela seul qu’il a été établi sur la terre la source et le lien même du Christianisme, c’est-à-dire la source et le lien même de la vie. Sa grandeur lui est venue de cette donation magnifique de l’unité et non des donations de Pépin et de Charlemagne, ou plutôt les souverains pontifes ont beaucoup reçu parce qu’ils ont immensément donné, semblables à l’Océan dont tous les fleuves sont tributaires parce qu’il est le père de leurs eaux.

Entre les qualités éminentes qui ont été pour le Saint-Siége le résultat même de sa vocation, et qui lui étaient nécessaires pour y correspondre, il en est deux principales qui expliquent presque toute son histoire: une prudence consommée et un courage passif à toute épreuve.

L’erreur de beaucoup d’hommes qui sont à la tête des affaires humaines ou qui désirent y monter, est de prétendre à créer le monde. Les uns veulent créer la société, les autres la /22/ religion, ceux-là un parti, et les plus modérés assurément sont ceux qui se bornent à vouloir créer l’avenir. Tous ces hommes usent leur esprit et leur vie dans ce pénible labeur, et presque toujours avant de mourir ils sont convaincus par les événements d’avoir fait absolument le contraire de ce qu’ils avaient voulu. Lisez attentivement l’histoire, et vous y verrez clairement une des choses les plus tristes pour l’orgueil humain, je veux dire cette contradiction perpétuelle entre la volonté de l’homme et le résultat de ses efforts. Qui eût dit à Alexandre le sort de sa famille et de son empire après sa mort l’eût étonné. Qui eût montré aux Romains l’avenir de leurs conquêtes et l’héritier futur de leur ville leur eût donné à penser. Qui eût révélé à Pilate tout ce qu’il y avait dans le moment fugitif où il se lava les mains de la mort du Juste, l’eût sans doute anéanti par la puissance de cette vision. Celui-là seul sait ce qu’il fait qui sert Dieu dans son église, et qui, instruit que tout le mouvement de l’univers ne va qu’à /23/ développer les germes de la création et de la grâce, respecte profondément dans ses actes le cours naturel et logique des choses, qui les mène à leur fin par la voie la plus courte autant que la plus heureuse. C’a été là une vertu des souverains pontifes et la base rationnelle de leur divine prudence. Placés en face de deux mondes, le monde spirituel et le monde matériel, ouvriers propres de l’éternité, ils ont connu qu’ils n’avaient aucune action directe sur le temps, si ce n’est que tôt ou tard par une combinaison de ressorts dont Dieu seul a le secret, les choses passagères doivent servir au triomphe des choses permanentes, et malgré leur résistance opiniâtre, se jeter enfin palpitantes et vaincues dans les bras de la vérité. Le Saint-Siége a déjà vu plusieurs de ces moments solennels où le temps et l’éternité se rencontrent; mais il en ignore les époques, et il ignore aussi les routes qui, dans la sphère indéterminée du possible, ramènent l’un à l’autre le fini et l’infini. C’est pourquoi toujours et activement /24/ occupé à répandre la vie, la lumière et l’amour dont il a le dépôt, il n’appelle ni ne crée les événements; il les reçoit de la main de Dieu qui les produit ou les permet, se bornant, lorsqu’ils sont accomplis, à se conduire envers eux selon les règles ordinaires de la sagesse chrétienne. Ce rôle n’est pas brillant; mais comme il est fondé sur la nature elle-même, il a mérité au Saint-Siége la situation qui est la sienne, incomparable en durée et en légitimité avec aucune autre situation politique.

Qui est-ce qui a fondé tous les grands empires? la guerre suivie de la victoire et de la possession, c’est-à-dire la violence rachetée par le temps. Si, au contraire, vous recherchez la source de la souveraineté temporelle du Saint-Siége, vous verrez qu’elle a dépendu de quatre circonstances qui ont concouru en même temps, sans qu’aucune prévision eût pu les rassembler, ni même en obtenir une seule, sauf la dernière, je veux dire: l’affaiblissement de l’empire d’Orient qui ne pou- /25/ vait plus défendre Rome contre les Barbares; l’ambition des rois lombards qui la voulaient assujettir à leur couronne; la protection successive de deux grands hommes. Pépin et Charlemagne; enfin l’amour que tous les habitants de Rome portaient au souverain pontife dont ils se croyaient les enfants, non seulement à cause de sa charge, mais à cause de ses bienfaits. Par la force de ces quatre circonstances, les papes délivrèrent Rome des restes d’un pouvoir qui tombait de lui-même; ils l’arrachèrent à la domination inévitable des Barbares, et eurent la gloire en fondant leur propre état de n’étre coupables d’aucune injustice que du salut de leur patrie. Que leur avait coûté un si mémorable événement? Était-ce eux qui avaient démembré l’empire d’Orient, appelé les Lombards en Italie, donné naissance à Pépin et à Charlemagne? non. Que leur avait donc coûté une si prodigieuse transformation? elle leur avait coûté huit cents patientes années d’existence dans la justice. Tranquilles sur les desseins de /26/ Dieu, contents de leur pain et de leurs devoirs de chaque jour, ils avaient vécu pauvres et étaient morts martyrs pendant trois siècles; tirés des catacombes par Constantin, enrichis par la piété des fidèles et des empereurs, leurs désirs étaient restés simples, leur âme humble et forte, leurs mains ouvertes; souvent menacés, emprisonnés, exilés, meurtris, ils avaient soutenu de leur majesté la confusion du Bas-Empire, abattu les hérésies, écrit pour leur siècle des pages qui sont allées plus loin, du reste laissant faire le temps, sûrs qu’il était pour eux, parce qu’il va de l’éternité à l’éternité. Et enfin un jour, dans Saint-Pierre de Rome, aux acclamations universelles, ils purent sans crainte et sans crime poser la couronne des Césars sur le front d’un homme dont le nom et la grandeur sont mêlés ensemble pour toujours, sur le front de Charlemagne, le premier fondateur après les papes de l’unité occidentale et européenne, parce qu’il fut le fondateur de la liberté pontificale.

/27/ Cette patience envers le temps, déjà si admirable quand on la considère en elle-même, puisque le propre des hommes à cause de leur nature bornée est de vouloir hâter ou plutôt faire le temps, cette patience devient plus digne encore de méditation lorsqu’on observe qu’elle n’a pas rien coûté qu’une foi imperturbable dans l’avenir de la vérité, mais encore un courage héroïque pour tenir tête à la rapidité et à la violence des événements humains. Le courage qu’avaient à déployer les pontifes romains n’était pas celui qui brave la mort en la donnant, et qui bien qu’estimable quand il est juste, est néanmoins commun parmi les hommes. Il est un courage plus rare qui supporte le ressentiment des princes et leurs caresses sans être épouvanté ni séduit, qui sacrifie le repos à la conscience, et affronte ces morts tristes de la prison, du besoin, de l’oubli. Tel a été le courage des pontifes romains. Ils ont tenu trois cents ans dans la capitale de l’empire, avertis du genre de leur mort par celle de leurs /28/ prédécesseurs, et sauf un seul dont la vieillesse fut plus hâtive que les bourreaux, ils eurent tous la gloire d’être frappés sur leur chaire en rendant grâces à Dieu. Le Bas-Empire demanda d’eux peut-être encore plus d’énergie. Là commencèrent ces hérésies et ces schismes qui ont enfin séparé l’Église orientale de l’unité catholique, et qui toutes furent soutenues avec acharnement par les empereurs et les eunuques du palais. A peine dans un laps de cinq cents années se rencontra-t-il quelques princes vraiment fidèles et étrangers à la fureur des subtilités grecques. Les papes, du fond de Rome gouvernée par un préfet impérial, s’opposèrent sans relâche à toutes les entreprises de l’erreur, et un seul exemple donnera l’idée de ce qu’ils durent quelquefois souffrir et souvent appréhender. Le → pape Vigile pape Vigile attiré à Constantinople par l’empereur Justinien, fut obligé pour se soustraire aux poursuites de la cour de se réfugier dans une église, sous l’autel même dont il embrassa les colonnes; les soldats y entrè- /29/ rent après lui l’épée nue, et l’on vit le chef de la chrétienté vainement abrité par le Saint des Saints, se débattre tout sanglant contre une troupe armée qui s’efforçait de l’arracher de son asile en le saisissant par les cheveux et la barbe et par tous les membres du corps. Le moyen âge apporta d’autres dangers: les guerres des seigneurs, les liens de la féodalité qui tendaient à mettre l’Église même en vasselage, l’ambition temporelle et spirituelle des empereurs d’Allemagne, et enfin les temps plus voisins de nous ont appris de nouveau à l’Église catholique que le courage de ses pontifes est immortel comme le besoin qu’elle en a.

Si une seule fois le vicaire de Jésus-Christ eût manqué par faiblesse à sa mission, nul ne peut dire, humainement parlant, ce qui serait arrivé. Mais dans cette longue généalogie de la papauté, il ne s’en découvre pas un seul qui ait été assez lâche pour vendre la vérité à la puissance séculière. Les évêques d’Angleterre ont livré l’Église catholique à /30/ Henri VIII; une partie des évêques de Suède a livré l’Église catholique à Gustave Wasa; les évêques de Russie ont livré l’Église grecque à Pierre Ier; beaucoup de prêtres et d’évêques ont succombé dans les cours à la crainte et à l’espérance: jamais un pontife romain! Ils ont ordinairement poussé la condescendance jusqu’à ses dernières limites; ils ont négocié, supplié, attendu, profité de toutes les conjonctures, afin que l’heure venue, ils pussent souffrir sans reproche et présenter à Dieu dans toute sa pureté le spectacle de la justice humble et dénuée aux prises avec la force et l’orgueil. Il y a dans le courage à subir le sort que l’on s’est attiré une noblesse qui ramène les cœurs; mais quand une patience angélique a précédé un courage d’airain, et que ces deux caractères viennent à tomber du ciel sur le même front avec la majesté du malheur et des années, cela produit quelque chose qui émeut de soi les entrailles, et dont nulle gloire ne peut contre-balancer sur les hommes l’infaillible effet. /31/ Notre génération en a été témoin. Il plut à la Providence, pour humilier le monde, de rassembler dans un seul homme tout ce que le génie d’un siècle peut faire, et de montrer dans la papauté sans défense, représentée par un vieillard d’une capacité commune, la supériorité de la foi sur l’intelligence, et la faiblesse des projets personnels comparée à l’accomplissement simple et soumis des projets divins notifiés par la tradition. On sentait dans Pie VII l’homme qui ne peut pas, qui voudrait compatir au génie manifesté par la victoire, mais qui trouve dans sa conscience un obstacle invincible à son penchant: son adversaire croyait à son épée; il était inexorable autant que maître. On sait que la cendre de Pie VII repose sous le dôme de Saint-Pierre, et celle de Napoléon sur un rocher de l’Atlantique: c’était un de ces moments que j’ai dit, où le temps se rencontre avec l’éternité.

Non, quand je ne croirais pas, quand jamais un rayon de la grâce divine n’eût illu- /32/ miné mon entendement, je baiserais encore avec respect les pieds de cet homme qui, dans une chaire fragile et dans une âme accessible à toutes les tentations, a maintenu si sacrée la dignité de mon espèce, et fait prévaloir pendant dix-huit cents ans l’esprit sur la force. J’élèverais un temple au gardien incorruptible d’une persuasion de mes semblables, et quand je voudrais me donner de la vérité une idée digne d’elle, je viendrais m’asseoir au parvis de ce temple, où voyant dans l’erreur une si haute majesté, de si grands bienfaits, un courage si sublime, je me demanderais ce que sera donc la vérité quand son jour sera venu, et ce que fera Dieu sur la terre, si l’homme y fait de telles œuvres. Mais Dieu seul a fait celle-là, seul il en était capable, et nous catholiques qui le croyons, avec quel amour ne devons-nous pas regarder la chaire où s’est visiblement accomplie cette parole d’une familiarité créatrice: Tu es pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église!

Vous savez, mon cher ami, combien de- /33/ puis le commencement du siècle où nous vivons, la papauté, obscurcie dans un grand nombre d’intelligences, a repris subitement d’éclat. La France n’avait pas vu ses pontifes depuis ceux d’Avignon; elle a été tout émue quand Pie VI est venu mourir dans son sein, et quand Pie VII lui a apporté, couverte des malheurs de l’Église, sa vénérable figure. Les événements qui agitent l’Europe ont répandu sur l’ancienne histoire un jour nouveau, et l’on a mieux compris le rôle qu’ont joué les souverains pontifes dans les affaires des nations. Les protestants eux-mêmes, et parmi eux les plus illustres, ont rendu au Saint-Siége une justice tardive, qui n’en est que plus remarquable. Enfin les écrits du comte de Maistre sur ce sujet ont frappé beaucoup d’esprits que sa verve un peu despotique n’a pas repoussés, et qui ont pardonné la hauteur des formes à la hauteur des vues. La pente même de notre siècle, tout en s’éloignant de ce qui fut, est de chercher à le comprendre; il se croit assez sûr de lui pour essayer d’être juste, à /34/ la différence du siècle dernier qui, pour subjuguer l’avenir, s’était fait le bourreau du passé. Le temps a donc encore une fois apporté au Saint-Siége le tribut auquel la Providence l’a condamné envers lui; il l’a vengé des détractions de plusieurs siècles. Toutefois on croirait qu’il en a du repentir, et j’ai vu se former dans plusieurs esprits l’opinion que le pontificat comprend mal sa position à l’égard de la société moderne.

Ils disent qu’une guerre a éclaté entre les rois et les peuples, et que le Saint-Siége, qui paraît se déclarer pour la cause des rois, commet en cela une faute probablement irréparable: une faute, parce que les peuples seront inévitablement victorieux; une faute encore, parce que Rome n’a pas de plus grands ennemis que les souverainetés européennes; au lieu que si elle mettait son poids dans la balance du côté des peuples, ceux-ci reconnaissants, et en vertu même des principes qu’ils défendent, lui feraient naturellement sa part dans leur liberté. Pour preuve de l’i- /35/ nimitié des couronnes envers le Saint-Siége, ils allèguent toutes les iniquités et les oppressions dont elles l’ont accablé avant l’explosion de la révolution française, et la manière dont elles se conduisent maintenant encore envers lui, malgré les leçons sanglantes de l’expérience. L’élévation de la monarchie absolue a été partout, disent-ils, le signal de la décadence du pontificat. Sans parler des princes qui se sont faits protestants pour s’emparer des biens et de l’autorité de l’Église, qui a plus compromis les droits et affaibli l’honneur du Saint-Siége que Louis XIV? qui en a été l’adversaire plus implacable que les parlements de Louis XV? qu’étaient-ce que Catherine II, Frédéric II, Joseph II, sinon des ennemis déclarés de l’Église? Où en étaient, à l’égard du vicaire de Jésus-Christ, les gouvernements de France, d’Espagne, de Portugal, de Naples, lorsque conjointement avec d’autres puissances, ils menaçaient → Clément XIV Clément XIV des derniers excès s’il ne supprimait dans l’Église un institut vénérable, dont /36/ le seul crime était d’avoir versé son sang et ses sueurs par tout l’univers pour la gloire de Dieu, et de s’être constamment montré le serviteur intrépide des clefs apostoliques? N’est-il pas évident que le protestantisme, le jansénisme, le rationalisme étaient montés sur les trônes de l’Europe, et que de leurs marches même une conspiration parricide s’était ourdie contre la papauté? La révolution française tomba comme un tonnerre au milieu de ces projets, et confondant le juste avec l’impie dans une épouvantable catastrophe, elle apprit aux princes de la terre que s’il est facile de mettre la main sur l’oint du Seigneur, il n’est pas aussi facile d’éviter les conséquences que traînent après soi le mépris et la violation de la première légitimité qui soit au monde, encore même qu’elle ne serait pas le pouvoir constituant de toute la chrétienté.

Cependant, l’orage passé, ou du moins suspendu, qui a songé au souverain pontife? A grand’peine lui a-t-on rendu ses états au /37/ congrès de Vienne. Mais la France a-t-elle abandonné ses prétentions particulières à l’égard de Rome? Mais l’Autriche a-t-ell<i retiré les lois de Joseph II, créées tout exprès pour l’asservissement de l’Église? Mais la Prusse en met-elle moins d’ardeur à miner sourdement la foi de ses populations catholiques? Mais la Russie n’arrache-t-elle pas l’Église de Pologne jusque dans ses fondements? et si la situation n’est pas absolument aussi douloureuse pour le Saint-Siége qu’il y a cinquante ans, à quoi faut-il l’attribuer, sinon à cette foudre des peuples qui gronde encore sur la tête des souverains, et qui met à leurs desseins une barrière que leur foi n’y met pas? Cela étant donc ainsi, comment concevoir que le Saint-Siége s’allie à ses ennemis et repousse la liberté que le ciel lui envoie?

Avant d’examiner si le Saint-Siége a pris réellement, dans les affaires présentes de l’Europe, la situation qu’on lui reproche, il est nécessaire de connaître l’état même des affaires européennes.

/38/ La guerre est en Europe. Depuis cinquante ans cette partie du monde ressemble à un volcan qui fume dans l’intervalle des éruptions, et alors même que tout paraît tranquille, chacun sent qu’il dort sur une terre dont le repos n’est aussi qu’un sommeil. Nul ne s’assied et ne se lève que comme le soldat qui a de la paille sous sa tente; et chaque fois que l’Européen penche un moment sa tête par le poids de la réflexion, il y passe tout d’un coup des suspicions formidables, des questions aussi vastes par les choses qu’elles embrassent que par l’incertitude de leur solution. Le présent même lui est aussi inconnu que l’avenir, parce que l’avenir jette sur le présent son ombre gigantesque. En vain, dans cette obscurité, les plus hardis se font des théories; en vain ils affirment la lumière et la paix, comme le cavalier qui passe la nuit dans une forêt siffle sur son cheval: de temps en temps le bruit sourd des tempêtes vient effrayer leur doctrine, et ils sentent que la guerre existe, quoique les /39/ armes soient pendues aux murs et que l’araignée semble y avoir tendu dans la poussière un fil paisible. Qu’est-ce donc que cette guerre, et où est-elle?

La guerre n’est pas entre les peuples. Jamais les idées chrétiennes de l’origine commune des hommes et de la fraternité des races n’ont obtenu plus d’empire. Les peuples s’appellent d’un bout du monde à l’autre, ils couvrent la mer de leurs vaisseaux pacifiques pour se chercher; ils sillonnent de fer le sol qui résiste trop à leur empressement de se joindre, et ils empruntent au feu des ailes pour aller plus vite. La séparation des langues diminue en même temps que celle de l’espace; les journaux circulent par tout l’univers comme des lettres de peuple à peuple; les préjugés nationaux s’affaiblissent; le Turc s’habille à l’européenne, et leur monarque bravant les lois de l’Asie, montre à l’étranger ces femmes dont la vie et la mort n’avaient jamais levé le voile. Il semble que le genre humain, dont les familles s’étaient dit adieu /40/ aux champs → Sennaar de Sennaar, il y a plus de quarante siècles, se retrouve enfin, et veuille élever la Babel de la réunion comme il avait autrefois élevé la Babel de la dispersion.

La guerre n’est pas non plus entre les rois. Quelque chose les avertit que le moment n’est pas opportun pour s’enrichir de provinces prises à leurs voisins. Ce n’est pas que l’ambition soit éteinte en eux plus qu’elle ne l’est chez les autres hommes, ni même que leurs plans ne soient tout faits pour des temps moins difficiles. La Prusse, par exemple, aspire à rassenïbler l’Allemagne sous sa domination, parce qu’il est nécessaire que tôt ou tard l’unité germanique se constitue, et qu’autant vaut la Prusse que l’Autriche pour hériter du tout. La Russie est persuadée que quiconque parle une langue slave ou ne croit pas → procession du Saint-Esprit à la procession du Saint-Esprit lui appartient de droit, et qu’elle est destinée à ressusciter dans Constantinople l’empire d’Orient dont elle sera tout à la fois le patriarche et le césar. Ce sont là des desseins qu’on accomplira si Dieu /41/ le permet, et quand la légitimité respective des souverains n’en souffrira pas trop. Mais en attendant, les rois sont unis et ils ont raison de l’être.

La guerre n’est pas davantage entre les rois et les peuples, ou en termes plus clairs, entre la monarchie et la république. En effet, la France est incontestablement le foyer de cette guerre qui remue l’Europe de fond en comble, et néanmoins la France est le pays le plus monarchique qui soit au monde, celui qui, dans les trente dernières années, a donné à ses souverains le plus de marques d’amour, et d’un amour qui a été plus d’une fois jusqu’au délire. La France a adoré l’empereur Napoléon dont le souvenir l’occupe encore, et après qu’il eut été vaincu, elle lui dressa de ses mains le plus beau triomphe dont un mortel ait jamais reçu l’hommage, le triomphe d’un roi banni qui débarque avec cent hommes sur une terre où ses ennemis commandent, où sa tête est proscrite, et qui traverse pour entrer dans sa capitale deux cents lieues /42/ de pays sans avoir besoin que d’ôter son chapeau sur la route aux acclamations. La France a vu avec délices ses vieux Bourbons rentrer dans le royaume de leurs ancêtres; elle a salué de tout son cœur l’avénement du roi Charles X, et voilà six années qu’elle fait des efforts incroyables pour maintenir son ancienne forme de gouvernement, jusque-là qu’elle possède à la fois une monarchie régnante et une monarchie prétendante, seuls partis qui aient véritablement de la force dans son sein. On pourrait même dire qu’il n’en existe pas d’autres, si l’on ne découvrait à fond de cale de la société je ne sais quelle faction qui se croit républicaine, et dont on n’a le courage de dire du mal que parce qu’elle a des chances de nous couper la tête dans l’intervalle de deux monarchies. La France est le seul pays de l’Europe qui par la puissance de ses instincts monarchiques soit réellement parvenu à l’unité. L’Angleterre est encore triple; l’Espagne sent palpiter tous ses royaumes; l’Italie est divisée en morceaux; l’Allemagne, selon /43/ l’expression d’un grand seigneur russe, est encore un archipel de princes, et la Russie un assemblage de nations dont plusieurs ne portent le joug qu’en frémissant. Seule entre tous les États modernes, la France est arrivée à l’unité qui est la raison de sa force politique et intellectuelle. Et la cause n’en est pas dans la nature de son territoire et dans les accidents de sa vie historique; elle est dans l’esprit français lui-même qui parfaitement clair et logique, va toujours droit au fait. Or quand on va droit au fait, c’est l’unité qu’on trouve au bout de tout. Ainsi, en religion, la France ne peut être que catholique ou incroyante, parce qu’il n’existe pas de milieu réel entre l’unité de l’Église et l’indépendance absolue de la raison: ainsi, en politique, elle ne peut être qu’une monarchie ou un chaos, parce qu’il n’existe pas de milieu réel entre la soumission commune à un seul chef et l’indépendance radicale de tous les citoyens. Les républiques sont des états bâtards comme les églises protestantes sont des églises bâtardes, /44/ et les peuples sont toujours allés de la république à l’anarchie, comme les protestants passent de leur foi mutilée a l’incroyance totale; mais quelle que soit l’explication du fait, il est certain que la France est monarchique par le fond de ses entrailles, et que néanmoins elle est le foyer de la guerre qui agite l’Europe: d’où il suit que cette guerre n’est pas entre la république et la monarchie.

Serait-elle entre la tyrannie et la liberté? Il est vrai qu’en plusieurs pays, par suite de l’affaiblissement du pouvoir spirituel, et par d’autres causes qui ont réuni dans la main d’un seul toute la direction sociale, les grands intérêts de l’homme qui sont la religion, la propriété, la justice, n’y ont pas de suffisantes garanties; et l’on peut concevoir que le malaise qui en résulte porte naturellement l’esprit des citoyens à désirer des changements. Toutefois ce n’est pas là qu’est la cause du trouble universel, et je vous en donnerai une preuve qui me paraît décisive, c’est que dans les pays mêmes où la liberté civile et religieuse /45/ est pour ainsi dire sans bornes, la lutte continue entre les intelligences aussi bien qu’entre les volontés. La Belgique est la contrée de l’Europe qui possède les institutions les plus libres, exécutées avec le plus de loyauté. La presse y est sans frein, les élections s’appliquent à la plupart des branches de l’administration publique, la religion y jouit d’une aussi grande indépendance qu’à Rome même; l’enseignement appartient à qui veut le prendre, et chacun l’y prend en effet, soit le gouvernement, soit les évêques, soit les simples citoyens. Cependant regardez la Belgique: vous n’y remarquerez pas seulement des désordres nés d’une grande facilité d’abuser de soi, vous y reconnaîtrez la même agitation qui ébranle sourdement les royaumes les plus despotiquement gouvernés, deux partis aux prises dans des profondeurs où la liberté et la tyrannie ne sont plus la question.

Mais où donc est la guerre? peut-être entre les idées? J’entends ici par idées des points particuliers de doctrine, et vous savez bien, /46/ mon cher ami, qu’il n’existe en France aucune polémique sur des idées. Nos écrivains font des romans et des drames; nos journalistes écrivent des articles contre ou pour tous les ministères possibles: mais personne ne s’occupe d’idées.

La guerre est plus haut que les idées, plus haut que les rois, plus haut que les peuples, entre les deux formes mêmes de l’intelligence humaine, la foi devenue par l’Église une puissance, et la raison devenue également une puissance qui a ses chefs, ses assemblées, ses chaires, ses sacrements. La guerre existe entre la puissance catholique et la puissance rationaliste, toutes deux aussi anciennes que le monde, mais qui se le disputent aujourd’hui sur une échelle plus vaste, parce que toutes deux sont parvenues à un point de force interne et extérieure qui ne permet plus les combats de détail et d’avant-garde, et qui veut une solution. On sait l’histoire et le dogme de la puissance catholique: elle vient de Dieu par les patriarches, le peuple juif et /47/ Jésus-Christ: son dogme est que la nature humaine ne se suffit à elle-même dans aucun ordre de choses, par la raison qu étant finie et déchue, elle n’a en elle ni son principe, ni son remède, ni sa fin. La puissance rationaliste descend aussi de haut; elle vient du démon par tous ceux qui en ont imité l’orgueil, et son dogme est que la nature humaine se suffit à elle-même dans tous les ordres de choses, pour vivre et pour mourir. Arriver à être dans l’ordre intellectuel le souverain absolu de ses idées, dans l’ordre moral le dernier juge de ses actions, dans l’ordre social à ne reconnaître d’autre autorité que celle qu’on aura directement élue, dans l’ordre matériel à vaincre les éléments et à tirer d’eux pour tous, si on le peut, la seule félicité réelle, tel est le programme de la puissance rationaliste et la charte qu’elle destine au genre humain. Le succès n’est évidemment possible que par la destruction de la puissance catholique qui professe des maximes absolument opposées, soutenues de la foi de /48/ cent cinquante millions d’hommes et des croyances de cent millions d’autres chrétiens séparés par le schisme du centre de l’unité. Nous l’avons entendu de la bouche d’un rationaliste mourant qui faisait à ses amis et à ses ennemis sa confession dernière: point d’église! point de prêtre! et quiconque connaît l’état de la société moderne sait que cette parôle est, à des degrés divers, l’expression d’une innombrable multitude d’intelligences pour qui tout est bon si l’Église est opprimée et dépouillée, pour qui tout est exécrable si elle trouve par hasard dans un événement quelconque un peu d’ombre pour s’y reposer. Il suffit d’ailleurs qu’un homme, à l’heure de la mort, ait dit une telle parole, pour comprendre qu’elle n’est que l’écho d’une vie, et cette vie l’écho d’un siècle.

Ce n’est pas que tous les rationalistes le soient de la même façon et aient une conscience claire de leurs vœux, ni du but où tend de soi-même la puissance dont ils font partie. La plupart des hommes ignorent leur /49/ route, ils croient que l’univers s’arrête à l’endroit où ils sont fatigués, et que les principes sont inconséquents comme les personnes, ou n’ont pas plus de portée qu’elles n’en ont. Mais loin que cette portion aveugle et paresseuse diminue la force du pouvoir qui lui donne l’impulsion, elle le sert merveilleusement, parce qu’elle forme des échelons où s’arrêtent les âmes et les instruments qui ne pourraient pas aller plus loin. S’il n’existait aucunes nuances entre l’erreur et la vérité, peu d’hommes seraient assez forts pour tomber dans l’erreur; ils ont besoin d’y descendre lentement et de se familiariser avec les ténèbres. C’est pourquoi pour juger une puissance il faut en peser le principe, déduire des conséquences accomplies celles qui en sortiront inévitablement, et laissant de côté la foule qui ne sait jamais ce qu’elle fait, voir l’action du point où elle part. Or, le principe du rationalisme est la concentration du genre humain en lui-même et son association exclusive avec la matière; les conséquences qu’il a déjà produites /50/ sont un affaiblissement de l’autorité spirituelle en Europe, et en même temps la destruction des bases de l’autorité civile qui ne se soutient presque plus nulle part que par un état militaire écrasant; enfin son action est un mouvement qui pousse les générations dans la voie de l’orgueil et des sens, où trouvant la nature trop peu féconde et la société trop étroite, elles appellent à leur secours les révolutions contre cette double limite. Toute doctrine qui ne veut pas périr doit donner l’infini à l’homme. Le rationalisme qui repousse Dieu, seul infini réel, et qui ne peut ni multiplier la matière au gré de la volupté, ni faire de l’ordre social régulièrement établi un océan assez vaste pour toutes les ambitions, est obligé d’ouvrir à ses créatures l’abîme sans fond de l’avenir. Le présent n’est plus l’ordre, c’est une barrière à la destinée humaine; tout ce qui arrive à l’existence est condamné par cela seul qu’il est, religion, royauté, fortune, quoi que ce soit: être, c’est arrêter le genre humain. A la différence de /51/ Dieu qui tira le monde du chaos en marquant sa place à chaque chose, le rationalisme y repousse le monde en attaquant l’idée même de place; et comme Dieu fut loué par tous les astres du matin quand ils virent leurs sphères innombrables rouler harmonieusement dans le ciel, le rationalisme a ses poètes, ses orateurs, ses prophètes, hommes pour qui la lyre des choses n’a que deux cordes, le passé et l’avenir, et à qui la vue d’une voiture poussée par la vapeur sur des lignes de fer persuade que tout est changé, comme si le cœur de l’homme subsistant rien pouvait être jamais changé dans le monde.

Combien de nobles esprits ont succombé sous le rationalisme dans ces derniers temps! Les événements politiques de 1830 ont accablé leur intelligence, et ils sont descendus du trône avec les anciens de la maison de Bourbon. Pleurons ces illustres victimes, ces chantres du vrai, qui ont quitté les échos divins pour ceux du temps, et qui croient prophétiser encore parce que, mieux que personne, ils /52/ redisent au lendemain le bruit de la veille!

Les obscurcissements de la vérité dans de grands esprits ne sont pas toujours un symptôme triste; ils sont quelquefois le présage que d’admirables miséricordes sont proches et que Dieu veut en avoir la gloire. Mais on éprouve une épouvante du cœur amère lorsqu’en examinant les ressources de la puissance rationaliste, on découvre pêle-mêle dans son armée des hommes de toutes les conditions, et ceux-là même qui sont le plus intéressés à ce qu’elle ne triomphe pas. Cela prouve que l’aveuglement est profond, et il semble qu’après cinquante années des plus mémorables enseignements l’heure eût été venue que l’intérêt personnel au moins fût éclairé. Mais Dieu ne veut pas sauver le monde par l’égoïsme, et il ne le peut même pas. La puissance catholique et la puissance rationaliste se partagent donc les hommes dans tous les rangs de la société, selon la parole de l’Évangile: Deux hommes seront dans un même champ, l’un sera pris et l’autre laissé. /53/ Deux femmes moudront à la même meule, l’une sera prise et l’autre laissée (1); il y a des rois catholiques et des rois rationalistes, des ministres catholiques et des ministres rationalistes, de grands seigneurs catholiques et de grands seigneurs rationalistes, des bourgeois catholiques et des bourgeois rationalistes, sans qu’aucune règle fixe rende raison du parti embrassé par chacun. On remarque même des anomalies singulières. Ainsi un assez grand nombre de saint-simoniens sont devenus des enfants trèssoumis à l’Église, tandis que la foi s’est retirée d’hommes qui penchaient vers la vérité par eux-mêmes ou par leur position. La démocratie anglaise soutient l’Église catholique d’Irlande contre la chambre des lords, tandis que des cantons suisses même catholiques persécutent le Saint-Siége et tout l’établissement ecclésiastique de leur pays. Léopold de Belgique, qui est protestant, respecte la liberté de conscience de ses sujets catholiques plus /54/ qu’aucun prince du monde; Louis-Philippe de France dont le pouvoir est sorti d’une révolution montre pour l’Église des dispositions bienveillantes, tandis que la Prusse marche à la tête du rationalisme européen dont elle déteste si cordialement les effets politiques. Mais quoi! elle emploie quatorze millions d’hommes à produire le rationalisme et trois cent mille hommes à en empêcher certains résultats: il n’j a pas de proportion.

Ce simple regard nous découvre tout d’un coup l’effroyable confusion des choses. Il nous apprend que l’unité n’existe même plus entre la fin et les moyens, mais que tout va poussé par l’instinct et le moment. Il ne s’agissait donc pas pour le Saint-Siége d’embrasser la cause des rois ou celle des peuples. Plût à Dieu que la question fût réduite à des termes si faciles, et que l’Europe fût divisée en deux partis clairement déterminés, le parti du bien et celui du mal! Mais il en est autrement, et il s’agissait de soutenir la puissance catholique contre la puissance ratio- /55/ naliste, question infiniment compliquée par la diversité des éléments qui concourent en faveur de l’une et de l’autre puissance. Quand même dans cet horrible chaos de doctrines et d’intérêts, le souverain pontife qui découvre ensemble tout l’horizon de l’erreur et de la vérité, semblerait quelquefois se troubler en lui-même, il n’appartiendrait qu’à JésusChrist de lui dire intérieurement: Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté? Et nous, sûrs de sa mission, touchés des restes de mortalité que jamais Dieu n’ôte à ses saints sur la terre, nous devrions, prosternés à ses pieds, lui crier du fond de notre cœur: évêque! ô père! ô vicaire de Dieu! pierre sur laquelle l’Église est bâtie, qui doit écraser ceux qui tomberont dessus et ceux sur qui elle tombera! ô l’oint et l’élu! prenez courage par notre obéissance: l’Europe désolée n’enfantera rien de plus contre la chaire apostolique, que la république française et l’empereur Napoléon, et vous avez vaincu ces deux formidables co- /56/ losses par vos prédécesseurs Pie VI et Pie VII de glorieuse mémoire!

Mais si les difficultés étaient grandes dans ces derniers temps, les actes du Saint-Siége ont été leur égal par la sagesse. Sans s’attacher à aucun parti, ni s’occuper de la forme variable des gouvernements, partout où la tyrannie rationaliste a été comprimée, comme en Belgique et en France, le Saint-Siége a entretenu des relations amicales; partout où elle a prévalu, comme en Espagne et en Portugal, il a protesté contre la violation des droits de l’Église et de la conscience. A l’égard de ces pouvoirs qui édifient d’une main pour détruire de l’autre, qui posent le principe du rationalisme et repoussent ses conséquences, également absolus dans les deux cas, le Saint-Siége, tout en voyant avec une amère douleur, une si funeste contradiction, a suivi le précepte chrétien, de respecter les puissances établies, même lorsqu’elles sont infidèles à Dieu. C’est ainsi qu’après les malheureux évé- /57/ nements de la dernière guerre de Pologne, le souverain pontife écrivit aux évêques de cette illustre chrétienté pour les exhorter à la paix et à la soumission aux décrets de la Providence.

La perte d’une nationalité est sans doute un des malheurs de la race humaine qui appelle le plus la sympathie. Il y a dans la patrie quelque chose de si sacré, que quand nous arrivons en lisant l’histoire à l’un de ces moments où Dieu, par un jugement impénétrable, retire la vie à une nation, nous sommes saisis pour cette patrie défaillante, déjà disparue dans le lointain des âges, d’un amour qui voudrait la ressusciter comme si c’était la nôtre. Nous désirons combattre avec ses défenseurs malheureux, nous envions le sort qui les coucha par terre, et cette gloire mélancolique que les peuples finis laissent sur leur tombe à leurs héros derniers. Les siècles ont passé; l’herbe a cru sur l’humble tertre de Philopœmen et d’Arminius; jamais la ligue Achéenne et les tribus /58/ de la Germanie ne s’éveilleront autour pour y pleurer encore une fois: mais Dieu qui est grand dans sa justice l’est aussi dans sa miséricorde, et il a fait du cœur de l’homme une immortelle patrie à tous ceux qui ont perdu la leur en demeurant par leur courage dignes d’en avoir une. C’est donc un spectacle à arroser de larmes que la fin d’un grand peuple; les vainqueurs mêmes n’y sont pas insensibles: Scipion pleura en voyant tomber Carthage enflammée, et comme on s’en étonnait, il répondit: Je songe au jour de Rome! La religion tout habituée qu’elle est à voir mourir les nations comme les hommes, a aussi de secrètes et tendres pleurs pour ces immenses infortunes qui attestent la caducité de tout; mais elle y voit de plus le mystère réparateur de la croix appliqué tout sanglant aux peuples pour leur salut, et soit que Dieu les ait condamnés pour jamais, soit qu’il les appelle un jour à revivre, elle doit leur adresser les paroles de la résignation chrétienne, seule consolation de la créa- /59/ ture quand elle ne peut plus rien. Tel a été l’esprit du bref adressé par le souverain pontife aux évêques polonais, et à supposer même, ce que je ne crois pas, que dans l’espérance d’apaiser un prince irrité contre une portion de son troupeau, le pasteur eût excédé par les expressions, je ne me persuaderai jamais que Priam fit une action indigne de la majesté d’un roi et des entrailles d’un père quand il prit la main d’Achille en lui adressant ces sublimes paroles: Juge de la grandeur de mon malheur puisque je baise la main qui a tué mon fils.

La Russie est une puissante nation. Elle touche au centre de l’Europe et de l’Asie, à la Chine et à l’Amérique, par un territoire dont la grandeur effraie bien moins l’imagination que sa disposition providentielle ne ravit l’entendement. La Russie appartient à la religion grecque par accident, et pas le moins du monde par ses nécessités politiques, ni par son esprit, qui n’a rien de commun avec la subtilité schismatique des anciens /60/ Grecs. Il est même impossible qu’elle accomplisse ses destinées, si elle ne retourne un peu plus tôt ou un peu plus tard à l’unité. En effet, considérée en elle-même, la Russie est un amas de nations qui ont besoin de se fondre entre elles, et qui demandent un lien d’autant plus fort, qu’elles sont dispersées sur un territoire presque sans bornes. Qui sera ce lien, sinon des idées communes enracinées dans l’intelligence, et qui peut donner des idées communes aux hommes, sinon la religion? Mais la religion ne le peut elle-même que par l’unité de la doctrine et du sacerdoce: rendez-la protestante elle devient pire que le rationalisme en quelque sorte, parce qu’elle donne à la division des esprits une sanction divine. Le schisme grec est sans doute moins dangereux que le protestantisme. Toutefois, ceux qui ont lu le comte de Maistre ou qui ont consulté d’autres renseignements, savent à quel point la puissance doctrinale est nulle en Russie, et combien facilement ce vaste empire sera dévoré par /61/ les sectes et par l’indifférence religieuse, à mesure que la civilisation européenne y pénétrera. En un mot, deux choses sont nécessaires à la vie de tous les êtres, un corps organisé et un esprit qui coule au dedans. Le corps de la Russie est d’un géant: son esprit est d’un tout jeune homme qui a appris dans les cours étrangères les meilleurs usages, qui parle plusieurs langues avec facilité, qui est poli, qui sait se battre, qui estime les lettres et les arts, sans pouvoir les produire, à qui rien ne manque que la profondeur et la création, parce que si on l’a trempé en naissant dans les eaux de la Neva, on lui a refusé le baptême d’où sont sorties toutes les nations fécondes de la chrétienté.

Cette disproportion entre le corps et l’esprit de la Russie devient plus frappante encore si l’on songe à ses desseins. Que portera-t-elle à l’Orient pour le constituer, pour le tirer de ses ruines, ce qui est plus difficile encore? Elle lui portera un clergé appauvri jusqu’aux os, par sa séparation de l’unité. A ces mal- /62/ heureux pays que la malédiction divine n’a pas cessé de poursuivre un seul jour depuis qu’ils ont déchiré Jésus-Christ, dans de misérables disputes, la Russie présentera le fruit même de leur crime pour les sauver. Elle apportera le schisme au schisme, la mort à la mort; elle leur dira: voici la coupe où vous avez péri, asseyons-nous à la même table, buvons et vivons. Je comprends bien l’avantage apparent d’une erreur commune, quand cette erreur jeune encore n’a pas produit tous ses résultats, et que le premier feu qu’elle tire de sa nouveauté subsiste: mais quand le cadavre est tout fait, que peut-on lui donner et que peut-on en recevoir? Le besoin de la Russie, au point où elle est parvenue, est d’être catholique, et elle le sera dès que ses souverains la laisseront faire. Or, il est difficile que ce qui est dans la nature des choses ne s’accomplisse pas, et que la Providence refuse à un empire, dont elle a si merveilleusement posé les bornes, le grand homme que Pierre Ier ne pouvait pas être au temps où /63/ il naquit, l’homme de l’esprit comme Pierre le fut du corps.

Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage, mon cher ami, pour vous faire sentir combien est complexe et difficile la situation du Saint-Siége. Aux obstacles qui le pressent de toutes parts, à tous les efforts qui sont tentés pour l’entraîner malgré lui dans le chaos européen, il opposera, comme toujours, le temps, la patience et la force indestructible de l’unité. C’est par l’ascendant de l’unité que tôt ou tard l’Église catholique ramènera les nations au bercail. Après des déchirements dont nul ne saurait dire la violence et la durée, quand les poètes auront succédé aux poètes, les prophètes aux prophètes, l’orgueil à l’orgueil, et quand l’impuissance de la matière pour gouverner l’homme sera constatée aussi bien que l’impuissance de l’homme lui-même; alors peut-être les pasteurs des peuples, levant vers le ciel leur pensée haletante, commenceront à croire que la société est une œuvre divine. /64/ Ils regarderont dans l’antiquité oubliée pour voir si jamais il fut un peuple créé par la seule nature et régi par la seule raison, ou bien si toujours le peuple naquit de l’autel, la raison de la foi, la nature de Dieu. Une fois la question comprise; une fois qu’il sera reconnu que la société n’est pas possible avec le rationalisme, et qu’elle ne l’est qu’avec le catholicisme, seule religion véritable, parce que seule elle a l’unité (le temps par son histoire, l’unité de lieu par son ministère, l’unité de doctrine par ses symboles immuables, l’unité en soi par la papauté; une fois ce pas fait, il s’agira de savoir pourquoi le catholicisme aura subi pendant plusieurs siècles une diminution de son influence naturelle et légitime, afin d’en conclure la manière de la reconquérir. Si les souverains, éclairés par le malheur, daignent y réfléchir, ils s’avoueront peut-être que c’a été leur faute en grande partie, et que ce sont eux qui ont fait l’Europe ce qu’elle est. A quoi servirait de se dissimuler les causes, quand l’heure sera venue d’y /65/ porter remède? Je parle de l’avenir et non du présent; plus de liberté m’est permise. Je crois donc que les souverains auront à respecter plus consciencieusement l’autorité spirituelle, à accepter plus efficacement le principe qu’elle ne leur appartient pas, et qu’elle ne saurait leur appartenir. Dieu leur a donné la guerre, la paix, la justice, l’administration des intérêts temporels; il a couvert leurs fronts de la majesté de la puissance armée; il les a faits son glaive pour frapper le crime et pour protéger le faible; il veut que nous les honorions même quand ils ne servent pas le maître qui leur a communiqué la vie et l’empire: mais tout grands qu’ils sont, la vérité ne plie pas sous leurs ordres, et leurs lèvres n’en sont pas plus l’organe que celles de l’enfant et du pauvre. La vérité et la grâce divine ont été répandues sur les hommes par un autre canal qu’il a plu à Dieu de choisir, et qui remonte de race en race, de sacerdoce en sacerdoce, jusqu’au premier autel où l’homme époux, père, patriarche, pontife, offrit à /66/ son Créateur l’hommage incompréhensible alors d’une victime. Là, par la force de la tradition, et non par la force de l’épée, réside le premier pouvoir du monde, le pouvoir spirituel. Qui veut l’obtenir le peut, pâtre ou roi. Qu’il quitte son père et sa mère, qu’il s’associe par la chasteté à la souche virginale, d’où coule, avec l’ordination des anciens, la sève qui transforme la créature; qu’il aille, dans la sévérité de la retraite, adoucir son cœur toujours trop fier, sa parole trop âpre pour la vérité, ses mains trop rudes pour loucher le malheur; qu’il couvre son corps de la pénitence contre les illusions du monde; qu’il sache prier, pleurer, se haïr à force d’amour, être pauvre, inconnu, moqué, plus fort que le diamant contre la puissance orgueilleuse ou corruptrice, et plus faible qu’une mère contre quiconque souffre et demande: c’est à ce prix que s’obtient le pouvoir spirituel, à ce prix qu’on règne sur les âmes, et ce magnifique empire n’a de limites que la vertu.

/67/ Que serait l’homme, si son intelligence pouvait concevoir que la vérité naquit de la force? Aussi les princes qui convoitent l’autorité spirituelle n’ont-ils jamais osé la prendre sur l’autel de leurs mains; ils savent bien qu’il y a là une absurdité plus grande encore que le sacrilège. Incapables qu’ils sont d’être directement reconnus comme la source et les régulateurs de la religion, ils cherchent à s’en rendre maîtres par l’intermédiaire de quelque corps sacerdotal asservi à leurs volontés; et là, pontifes sans mission, usurpateurs de la vérité même, ils en mesurent aux peuples la quantité qu’ils estiment suffisante pour être un frein à la révolte; ils font, du sang de Jésus-Christ, un instrument de servitude morale et de conceptions politiques, jusqu’au jour où ils sont avertis par de terribles catastrophes que le plus grand crime de la souveraineté contre elle-même et contre la société est l’attouchement profanateur de la religion. Tous les gouvernements, il est vrai, ne poussent pas aussi loin, il s’en faut, l’en- /68/ vahissement de l’autorité spirituelle; ils ne sont pas tous protestants ou grecs; mais quelle est la cour de l’Europe, même la plus catholique, qui depuis quatre cents ans n’ait pas affaibli par ses entreprises l’établissement divin du Christianisme, tel que Dieu l’a fait, et n’ait cherché plus ou moins à se l’assujettir? L’histoire en serait longue, et tout le monde la connaît. Qu’y a-t-on gagné? Il n’existait autrefois que deux puissances régulièrement coordonnées, le sacerdoce et l’empire: aujourd’hui, trois puissances gouvernent les affaires humaines: la puissance spirituelle catholique, la puissance spirituelle rationaliste et le pouvoir temporel. Les souverains doivent avoir appris, par une expérience de cinquante années, si cette nouvelle distribution de la force morale a mieux cimenté leurs trônes et mieux servi que l’Église à la félicité des nations. Quel est l’écolier qui ne s’attaque, s’il lui plaît, à la majesté des rois, et qui ne leur crie fièrementdu bout de sa plume: Qui êtes-vous, et d’ou venez-vous? N’êtes-vous /69/ pas une poussière sortie du peuple pour retourner au peuple? Et enfin, sans en dire davantage, l’état du monde parle assez.

Lorsque le temps aura donc fait justice des malheureuses théories qui, en asservissant l’Église catholique, lui ont enlevé une grande partie de son action sociale, il sera facile de savoir quel remède y porter; on connaîtra que l’art de gouverner les hommes ne consiste pas à lâcher sur eux la liberté du mal, en mettant le bien sous fidèle et sûre garde. On délivrera le bien; on dira aux hommes fatigués d’ennuis séculaires: Vous voulez vous dévouer à Dieu? dévouez-vous. Vous voulez vous retirer de ce monde trop plein où les intelligences surabondent? retirez-vous. Vous voulez consacrer votre fortune au soulagement de vos frères souffrants? consacrez-la. Vous voulez donner votre vie à enseigner le pauvre et le petit? enseignez-les. Vous portez un nom chargé de trois siècles de haines, parce que vos vertus apparurent tard dans un monde qui n’en était plus digne, et vous /70/ n’êtes pas rebutés de le porter encore? portez-le. Vous tous qui voulez le bien sous quelque forme que ce soit, qui livrez la guerre à l’orgueil et aux sens révoltés, venez et faites. Nous nous sommes usés à combiner des formes sociales, et la vie n’est jamais descendue dans nos creusets brisés. Qui a la vie la donne, qui a l’amour le répande, qui a le secret le dise à tous! Alors commenceront des temps nouveaux avec une nouvelle effusion de richesses; et la richesse ce n’est ni l’or, ni l’argent, ni les vaisseaux qui rapportent des extrémités de la terre des choses précieuses, ni la vapeur et les chemins de fer, ou tout ce que le génie de l’homme peut arracher des entrailles de la nature: la richesse, il n’y en a qu’une et c’est l’amour. De Dieu à l’homme, de la terre au ciel, l’amour seul unit et remplit tout; il est le commencement, le milieu et la fin des choses. Qui aime sait, qui aime vit, qui aime se dévoue, qui aime est content, et une goutte d’amour, mise dans la balance avec tout l’univers, l’emporterait comme la /71/ tempête ferait un brin de paille. Notre folie a été de substituer les lois aux mœurs, l’organe au sang, le mécanisme à la spontanéité des mouvements; il le fallait bien, puisqu’on voulait se séparer de l’Église catholique, qui est ici-bas la seule source de l’amour pur et désintéressé. Tous nos autres amours sont plus ou moins personnels, et par conséquent plus ou moins viciés. Seule, fille du sacrifice accompli sur le Calvaire par une charité ineffable, l’Église catholique a la tradition d’un amour qui n’est pas né du sang, ni de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de Dieu lui-même. C’est avec cet élément qu’elle a changé le monde en changeant notre cœur. C’est cet élément qui diminue dans le monde appauvri, et toute la science humaine ne parviendra pas à en recréer le peu qui serait nécessaire pour étancher la soif d’une seule âme dans un seul moment d’ennui.

Que l’Église catholique soit donc tranquille sur ses destinées comme le soleil l’est sur sa lumière au profond du ciel; elle possède un /72/ bien nécessaire aux hommes, et nul d’entre eux ne peut l’obtenir qu’en le lui demandant. Ils ne se sont éloignés d’elle qu’en éprouvant aussitôt la défaillance d’un astre qui s’écarterait du centre d’attraction par où il est soutenu dans son orbite. Plus la charité se refroidira dans le monde, plus l’Église y tiendra de place par son absence même, jusqu’au jour où la misère morale étant à son comble, Isaïe criera de nouveau à Jérusalem désolée: «Lève autour tes yeux, et vois: tous ceux-ci se sont assemblés, ils sont venus à toi. Cest moi qui vis, dit le Seigneur, et je te donnerai encore ceux-là comme un ornement, et je t’en environnerai comme une épouse, parce que ton désert et tes solitudes et la terre de tes ruines seront maintenant trop étroites pour tes habitants, et que je mettrai en fuite ceux qui t’envahissaient. Les fils mêmes de ta stérilité te diront aux oreilles: Ce lieu m’est étroit, fais-moi de l’espace que j’y habite. Et toi, tu diras dans ton cœur: Qui m’a engendré ceux-ci? J’étais sté- /73/ rile et n’enfantais pas, émigrée et captive; et qui donc m’a amené ceux-ci? J’étais abandonnée et seule, et ceux-ci où étaient-ils donc? Voici ce que dit le Seigneur: J’étendrai ma main sur les nations, et j’élèverai mon signe au milieu des peuples; et ils t’apporteront tes fils dans ton sein et tes filles sur leurs épaules; et les rois seront tes nourrissons, et les reines tes nourrices; ils t’adoreront, le visage penché à terre, et ils baiseront la poussière de tes pieds; et tu sauras que je suis le Seigneur, à l’occasion duquel nul de ceux qui l’attendent ne sera confondu (1).

Ni vous ni moi, mon cher ami, nous ne verrons ces merveilles réservées, s’il plaît à Dieu, à l’amour humilié et méconnu. Nous verrons, au contraire, de tristes spectacles: le bien quelquefois victorieux du mal par la nécessité, et le mal reprenant son empire parce que le bien ne se sera pas connu lui-même dans sa victoire. Trop d’éléments disparates /74/ sont mêlés et broyés ensemble: un siècle ne sera pas de trop pour la rude besogne de les séparer, et nous mourrons avant le repos; mais ce n’est pas de quoi nous devons nous plaindre.

Je me promenais, il y a peu de jours, dans la campagne de Rome, proche des catacombes de Saint-Laurent; je me dirigeai vers un cimetière nouveau qu’on a creusé dans ce vieux cimetière, et je fus frappé, à la porte, par une inscription: Pleure sur le mort, parce qu’il s’est reposé! J’entrai en la méditant; car, que voulait-elle dire? Il ne me fut pas difficile de le comprendre: Pleure sur le mort, parce qu’il s’est reposé de bien faire, parce que ses mains ne peuvent plus donner ni ses pieds aller au devant du malheur, parce que ses entrailles ne sont plus émues par la plainte, et que son esprit, envolé loin des disputes des hommes, ne leur oppose plus l’acte d’une foi humble et patiente. Pleure sur le mort parce qu’il s’est reposé, tandis que celui qui le nourrissait sur la terre de la /75/ doctrine et du pain de la vie, son Seigneur et son maître, est encore sujet aux contradictions. Pleure sur le mort, parce que le temps de la vertu est fini pour lui, parce qu’il n’ajoutera plus à sa couronne. Pleure sur le mort, parce qu’il ne peut plus mourir pour Dieu. Je roulai longtemps dans mon âme ces pensées qui étaient encore entretenues par le voisinage des martyrs et par cette douce basilique élevée dans la campagne au diacre saint Laurent. Je regardai les vieux murs de Rome qui étaient devant moi, se tenant debout autour du Siége apostolique comme ils se tenaient autour des Césars, et je regagnai lentement ma demeure solitaire, heureux de me sentir un moment loin de mon siècle, mais sans désirer d’être né dans un siècle plus tranquille, ayant entendu près de la tombe des saints et des martyrs cet avertissement sublime: Pleure sur le mort, parce quil s^est reposé!

[Nota a p. 6]

(1) St. Jean, ch. 17, v. 20 et suiv. [Torna al testo ↑]

[Nota a p. 20]

(1) Proverbes, 14, 34 [Torna al testo ↑]

[Nota a p. 53]

(1) Matth. chap. 24, v. 40 et 41. [Torna al testo ↑]

[Nota a p. 73]

(1) Isaïe, ch.49 [Torna al testo ↑]

Note dal curatore

[Nota pag. vij] L’odieux attentat de Cologne. Dopo il Congresso di Vienna le province renane della Germania erano state assegnate al Regno di Prussia; così una popolazione cattolica si era trovata inserita in uno stato protestante. Questo provocò diversi conflitti religiosi, che raggiunsero il culmine nel 1837 a proposito dei matrimoni interconfessionali. Secondo il governo, i figli avrebbero dovuto essere educati secondo la confessione protestante, ed in questo senso nel 1834 l’arcivescovo di Colonia aveva firmato un concordato. Nel 1836 fu nominato un nuovo arcivescovo, Clément-Auguste Droste zu Vischering (1773-1845), il quale invece difendeva la norma del diritto canonico, secondo la quale i cattolici potevano sposare persone di altra religione purché si impegnassero ad educare i figli nella fede cattolica. Il 20 novembre 1837 l’Arcivescovo venne arrestato e inviato a domicilio coatto a Minden, nella Westfalia. Il clero renano non reagì all’arresto, a differenza del mondo laico che protestò vivacemente e si rivolse al Papa. Gregorio XVI prese una forte posizione contro il governo. L’arcivescovo fu liberato nel 1839, ma gli venne affiancato un coadiutore. Morì nel 1845 dopo un viaggio a Roma. [Torna al testo ↑]

[Nota pag. 28] Vigilius fu papa dal 537 al 555. Con la deposizione di papa Silverio, considerato favorevole ai goti, ottenne la cattedra papale per le manovre dell’imperatrice Teodora, che sperava di usarlo per favorire la corrente monofisita. Governò Roma nei momenti più cupi della guerra greco-gotica; richiamato a Costantinopoli per sottoscrivere la condanna dei “tre capitoli”, all’inizio accondiscese alla volontà imperiale, ma poi si sottrasse, per questo venne più volte imprigionato e percosso. Morì durante il viaggio di rientro a Roma. [Torna al testo ↑]

[Nota pag. 35] Giovanni Vincenzo Antonio (in religione Lorenzo) Ganganelli 1705 – 1774, dei Frati Minori Conventuali, nel 1769 fu eletto papa (benché non ancora vescovo) col nome di Clemente XIV. Nel 1773, su pressione delle potenze europee, con il breve Dominus ac Redemptor decretò lo sciglimento della Compagnia di Gesù. [Torna al testo ↑]

[Nota pag. 40] Sennaar nome biblico della Mesopotamia [Torna al testo ↑]

[Nota pag. 40] Procession du Saint-Esprit allude alla questione detta del Filioque, che rappresentò il principale motivo teologico di rottura fra la chiesa d’Oriente e la chiesa d’Occidente. [Torna al testo ↑]