Gaëtan Bernoville
Monseigneur Jarosseau
et la Mission des Gallas

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III

La première vague:
Mgr Massaia et son équipe

Le 28 octobre 1846, Mgr Massaïa, avec les Pères Juste d’Urbain, Césaire, Félicissime et le Frère Pascal, débarquait à Massaouab. Sa première intention avait été de foncer sur les pays gallas par la voie directe: celle du Nil. Les instructions de la Propagande, parvenues à l’escale d’Alexandrie et qui l’invitaient à ordonner les clercs de M. de Jacobis, l’amenèrent à renoncer à cet itinéraire. Ainsi se trouva-t-il gardé des fièvres meurtrières de la région du Nil et put-il rencontrer M. de Jacobis.

Avantage du plus grand prix, d’abord parce que M. de Jacobis était un saint; ensuite, parce qu’il commençait d’avoir quelque expérience du pays et, par là, pouvait aider à résoudre le problème de la pénétration en pays gallas. Problème plus épineux que Mgr Massaïa ne pensait, puisque, aussi bien, il mit six ans à le résoudre.

Le 19 décembre, il est rendu à Gouala (nord-est de la province de Tigré), résidence habituelle de M. de Jacobis, à dix jours de marche de Massaouah. Là, il apprend qu’il tombe en pleine perturbation guerrière. Le ras Ali, roi de Gondar — province d’Amhara — et le dedjaz Oubié, gouverneur du Tigré, jettent leurs armées les unes sur les autres, phénomène endémique dans l’Abyssinie /49/ de ce temps. Impossible de songer à se frayer un chemin par cette voie. Mgr Massaïa procède aux ordinations en instance; après quoi, en attendant que la situation s’éclaircisse, il entame, avec ses compagnons, une précieuse période de préparation, une sorte de noviciat missionnaire, qui fait, de ce contretemps apparent, un providentiel événement. Les uns et les autres secondent dans leur apostolat M. de Jacobis et son équipe; ils apprennent la langue abyssine et la langue galla; ils se font la main.

Le charisme ne manque pas; il émane de la personne de M. de Jacobis à jet continu. Dans le siècle suivant, il sera béatifié; on le serait à moins. Quel apôtre!... Le fond de son apostolat, c’est sa vie intérieure, toujours à l’état de brasier. Il avait donné à Mgr Massaïa et à ses compagnons, dès le début et sur leur demande, une retraite de dix jours qui les transporta. Du reste, il suffisait d’être à ses côtés pour marcher du pas de Saint Paul. Par là-dessus, débouche à Gouala Antoine d’Abbadie. Celui qui, le premier, agita le signal, rencontre à pied d’œuvre les missionnaires qu’il a suscités. A pleines mains, il les documente. Il les comble de recommandations auprès de tel chef, de tel autre.

Tout de même, Mgr Massaïa ne cesse de se préoccuper des régions qui lui sont dévolues. Elles s’étendent au sud du Nil bleu et c’est sans autres précisions que la Congrégation de la Propagande en a attribué l’évangélisation à l’ordre des Capucins. Comment en serait-il autrement? Antoine d’Abbadie est le premier à les avoir prospectées, du moins avec la méthode scientifique et l’œil missionnaire. C’est de lui seul, et pour la première fois, que Mgr Massaïa tient des renseignements sûrs et coordonnés. M. de Jacobis n’a de lumières que sur le cœur de l’Abyssinie, où domine la race sémite, avec sa religion d’Etat: le christianisme copte, et qui /50/ comprend les provinces du Tigré, du Godjam, de l’Amhara, de Begue-Meder et d’Agou-Meder. L’angoissant point d’interrogation subsiste pour lui: Comment atteindre les pays gallas, alors surtout qu’il est déjà repéré comme évoque catholique et désigné sous le nom d’Abba Messias?

En juin 1847, prend fin la guerre entre le ras Ali et le ras Oubié. A la faveur de cette accalmie, il pense pouvoir tenter l’itinéraire nord-sud. Mais le chef religieux de l’Abyssinie — l’abouna Salama II — est un farouche sectaire qui a juré sa perte. Il laisse aux Pères Juste et Césaire, moins en vue, le soin de gagner, s’ils le peuvent, les pays gallas par l’intérieur du pays. Pour lui, il rejoint la côte avec le Père Félicissime. Au début de décembre 1847, il est derechef à Massaouah, y fonde une petite procure, passe à Aden en janvier 1848 avec l’intention d’atteindre les pays gallas par la côte Somali. De fait, il débarque en juin à Zeila, port de Somali. Il s’y évertue à dresser un plan de pénétration, mais reçoit là-dessus des lettres de Rome qui lui enjoignent de procéder à la consécration épiscopale de M. de Jacobis.

Il lui faut attendre décembre pour y arriver. Un premier voyage à Massaouah reste infructueux. Le saint homme ne veut rien entendre. La perspective de l’épiscopat l’accable et il se terre dans son humilité. Durant ces mois d’obstination invincible, Mgr Massaïa se rend à Zeilah, puis à Aden, mission des Pères servites, mais dont il a été provisoirement nommé administrateur apostolique. En octobre, il revient à Massaouah, décidé à l’emporter de haute lutte. Il trouve la ville dans les transes, s’attendant à une incursion armée des Abyssins. Il argue auprès de M. de Jacobis de ce péril pressant, pour hâter la décision, lui représente la volonté de Dieu s’exprimant par la volonté de Rome, les /51/ nécessités de sa chrétienté d’Abyssinie qui a besoin d un évêque, ne fût-ce que pour procéder aux ordinations, le fait enfin que lui-même, Mgr Massaïa, ne peut différer plus longtemps de vaquer, toutes autres affaires cessantes, à son objectif propre qui est de pénétrer en pays gallas. M. de Jacobis cède enfin, mais dans les gémissements et les larmes.

C’est le 7 janvier 1849, et c’est la nuit; dans une salle, un autel est improvisé avec trois caisses; deux autres caisses, recouvertes d’une étoffe rouge, figurent les sièges épiscopaux. Au dehors, tout est alerte, anxiété et mystère. Une barque se balance sur la mer, au long du quai, où doit prendre place Mgr Massaïa, sitôt la cérémonie terminée. Du côté de la terre, au seuil de la maison, le Frère Pascal veille, deux pistolets passés au travers de sa corde capucine. Dans cette pauvreté, cette simplicité de crèche de Bethléem, quelle grandeur! Mgr Massaïa, Mgr de Jacobis, deux des plus saintes âmes missionnaires de tous les temps, l’un et l’autre traqués, comme le fut le Sauveur dès son berceau, mais portant déjà, dans leurs cœurs fraternellement unis, les chrétientés à venir sur ce pan de terre d’Afrique.

Maintenant, leurs destins, quelque temps rassemblés, vont bifurquer. Douze ans encore, Mgr de Jacobis — l’abouna Jacob, comme l’appelaient les Abyssins — évangélisera l’Abyssinie, plus humble, plus mortifié, plus pauvre que jamais, rayonnant seulement de ses vertus. Il mourra d’une mort pareille à sa vie, à même la terre brûlante du désert, sous un mimosa dont les touffes couleur de safran, exaltées par le soleil, figuraient l’or pur de sa charité. Quant à Mgr Massaïa, il tiendra toujours pour la plus grande bénédiction de son apostolat de l’avoir connu. C’est un modèle dont il garde pieusement l’image. En lui, dont la vie sera longue, Mgr de Jacobis revivra.

/52/ Pour l’heure, puisque le vicariat apostolique du Nord est constitué, il se tourne d’un bloc vers sa mission propre. Un séjour à Aden, puis il se rend à Massaouah et de là, grâce à l’appui inespéré du ras Oubié, traverse le Tigré et, en juin 1849, arrive à gagner Gondar, en Amhara, capitale de l’Abyssinie depuis la chute d’Aksoum. Là, il est accueilli et hébergé fraternellement par les Pères Lazaristes. Comme il avait éprouvé la vindicte de l’abouna à Gouala, il éprouve ici celle de l’etcheghié. Celui-ci est le chef suprême de tous les moines de l’Abyssinie, tandis que l’abouna l’est du clergé séculier. Ces deux personnages emplissent l’horizon. Leur influence est considérable; elle retentit du religieux sur le politique, agit sur l’empereur et les ras, qui, bien souvent, se montreraient libéraux à l’endroit des missions catholiques, n’étaient l’abouna et l’etcheghié dont l’action, tantôt violente, tantôt sournoise, toujours sur le qui-vive et harcelante, est la cause principale de la persécution incessante que subissent et subiront les missionnaires. En l’espèce, l’etcheghié, vite averti de la présence de Mgr Massaïa, le traduit devant lui, enchaîné. L’affaire eut tourné mal, sans l’intervention du très populaire Frère Philippini, lazariste.

Libéré, Mgr Massaïa, qui en a obtenu l’autorisation du ras Ali, se met en demeure de traverser le Godjam, dernière province qui le sépare des pays gallas. Il rejoint ainsi à Tadhaba-Mariam les PP. Césaire et Juste qui y ont établi une station. On imagine la joie des retrouvailles! Le lendemain soir, de la forteresse de Tadhaba-Mariam, qui est un haut-lieu, ils peuvent entrevoir, avec quelle émotion, les pays gallas, dans les lointains que dore le soleil couchant. Ne vont-ils pas atteindre enfin, apôtres comblés, la terre qu’ils veulent donner à Jésus-Christ?

/53/ Pas encore. A peine sont-ils, depuis deux jours, en route vers le Choa où se trouvait le P. Félicissime, que des indigènes les environnent tumultueusement, supposant à toute avance. Us doivent rebrousser chemin, encadrés par des gardes. Mgr Massaïa est ainsi conduit au ras Ali, car c’est lui qui, dans l’excellente intention, dont l’évêque se fût bien passé, de le voir et de lui éviter la fâcheuse rencontre des pillards qui infestent la voie du Choa, a donné ordre de le faire revenir. Monseigneur a beau le conjurer de le laisser reprendre la route du Sud, il ne veut rien entendre; par ailleurs, goûtant fort sa conversation, il le garde auprès de lui. Et les semaines passent. Mgr Massaïa sait assez que de telles fantaisies ont parfois duré des années. Heureusement, le ras lui parle de la sujétion où l’Abyssinie est pratiquement tenue de la part des évêques coptes. Il souhaite, pour s’en débarrasser, l’appui de la France. Au vrai, sa religion personnelle est un singulier mélange de christianisme et de musulmanisme. Aussi ne saurait-on généraliser son sentiment. Mais enfin, son propos jette un pont. Sans illusions excessives, l’évêque promet d’informer le gouvernement français du dessein du ras Ali. On tombe d’accord qu’il convient, pour cela, qu’il fasse un voyage en Europe. Huit jours après, laissant le P. Juste sur place, il part enfin, seul, avec deux indigènes pour toute escorte.

Godjam et Tigré retraversés, Mgr Massaïa se retrouve à Massaouah. Un nouveau missionnaire l’y attend: le P. Léon des Avanchers, un Savoyard. L’évêque l’envoie aux îles Seychelles, où des chrétientés se trouvent délaissées, se rend à Aden, et, de là, s’embarque pour l’Europe. Rome, où il rend compte de son ministère; l’Angleterre où, recommandé par le cardinal Wiseman, il peut traiter avec le gouvernement des intérêts de sa mission à Aden, territoire anglais; enfin la /54/ France, où il commence d’intéresser les capucins français à la mission d’Ethiopie, tel est son itinéraire.

En avril 1851, Mgr Massaïa est à Marseille et s’embarque pour Alexandrie. Le voyage est pour lui une longue méditation. Voilà bientôt cinq ans qu’il est chargé de la mission des Gallas. Sans doute, les PP. Césaire et Juste sont-ils postés dans le Godjam, le P. Félicissime dans le Choa. Mais enfin, ils n’ont pu pénétrer dans le territoire dévolu à la Mission. Quant à lui, il n’a pu prendre pied, même dans les provinces du Nord, qu’à titre précaire. Alors, il prend une décision dont l’héroïsme est bien à sa mesure. Puisque sa qualité d’évêque lui vaut d’être traqué de toutes parts, c’est incognito et seul qu’il tentera de gagner les pays gallas et il empruntera, revenant à son premier projet et nonobstant le danger des fièvres, la voie du Nil.

D’Alexandrie, affublé de vêtements civils et sous le nom de Georges Bartorelli, il part avec trois Bédouins, le 24 juin 1851. Par voie d’eau d’abord, puis à dos de chameau, il atteint Khartoum, où il loge chez les jésuites en octobre, repart en novembre, toujours au long du Nil bleu, arrive en décembre à Kiri, province de Fazoge, dans le Soudan égyptien, et de là à Matamma. Il faut maintenant qu’il découvre la voie par où pénétrer chez les Gallas, sans se découvrir lui-même et ses desseins. Il décide de se faire passer pour marchand, se procure un stock de marchandises et se rend à Zouka, chef-lieu de la province, où se tient un grand marché. Là, il étale ses objets et, tandis que la clientèle contemple et achète, il écoute, il questionne les uns et les autres. Il vend à vil prix pour attirer du monde, et se laisse voler sans s’en apercevoir, soucieux qu’il est de s’informer. Drôle de marchand!... Les gens commencent à se méfier, à le presser, à l’insulter. L’un d’eux s’écrie: « C’est un frangi (chrétien)! » Le mot suffit à /55/ exaspérer cette foule musulmane. Sommé de réciter la profession de foi de Mahomet, l’apôtre s’y refuse. Les bâtons s’abattent sur lui. Nul doute qu’il eût été lynché sur place, sans l’arrivée des soldats égyptiens. Conduit au scheik, et celui-ci lui demandant s’il est ou non musulman: « Je suis chrétien », répond-il, car il est de la race des martyrs. De nouveau, la foule bouillonne. Le scheik, qui sait cet indésirable couvert par les autorités d’Alexandrie, ne veut pas d’histoires, et les soldats arrachent Mgr Massaïa à ces furieux.

Point d’autre parti à prendre que de retourner à Matamma. Allons! ce n’est pas encore par la voie du Nil que Mgr Massaïa atteindra son objectif. En mai 1852, il entre en Abyssinie par la province d’Armako, arrive à Gondar, passe dans le Godjam et descend sur Basso. Les PP. Césaire et Juste stationnent respectivement non loin de là. Cette fois, les circonstances les servent; l’incognito de l’évêque est resté sauf. Le 21 novembre 1852, ils traversent le Nil bleu. Jour de félicité! Après six années d’efforts infructueux, d’épreuves de toutes sortes, de déceptions amures, ils se trouvent sur l’autre rive, dans le Goudrou, en terre galla. L’évêque revêt sa robe sacerdotale et entonne le Te Deum.

C’est à Assandabo, chef-lieu du Goudrou, que Mgr Massaïa fonde sa première station. En mai 1853, arrivaient le P. Félicissime, avec un clerc indigène, l’alaka Hailou, et, quelques jours après, le P. Césaire. Quant au P. Juste, Mgr Massaïa ne le reverra jamais plus. En cette même année, repéré par l’abouna Salama, il est reconduit à Massaouah, s’y embarque pour Rome. En 1854, reparti pour Alexandrie, il tentera, comme le fit le vicaire apostolique, d’emprunter la voie du Nil pour éviter les sévices de l’abouna, mais il mourra d’épuisement à Khartoum.

Le clergé indigène va désormais suppléer aux vides. /56/ Mgr Massaïa confère l’ordination sacerdotale au compagnon du Père Césaire qui devient ainsi Abba Hailou, et à un autre clerc du pays, Abba Fessah. Maintenant, il pense à allonger la pénétration missionnaire. Assandabo, ce ne peut être d’ailleurs qu’un point de départ. Jusqu’à cent mille indigènes y affluent les jours de marché, mais, en temps ordinaire, la ville ne compte qu’un millier d’habitants, commerçants en qui le goût des affaires l’emporte sur les soucis d’ordre spirituel. L’évêque est hanté par le royaume de Kaffa. Comme il lui faut, pour y parvenir, traverser l’Ennarea, il entame, dès novembre 1853, des pourparlers avec Bagibo, roi d’Ennarea. Ce Bagibo était un personnage influent et distingué, d’une prudence légendaire, que son grand âge fortifiait; en somme, un vieux sage et qui gardait de son ami Antoine d’Abbadie, qui lui était comme un fils, un souvenir enchanté. Il se hâta de faire dire à Mgr Massaïa que ce serait pour lui jubilation de recevoir ses missionnaires à Saka, sa capitale. Mieux: il lui offrait d’y fonder un établissement. En mars 1854, les Pères Césaire et Félicissime, Abba Hailou, accompagnés de quelques élèves, sont à Saka, où Bagibo leur fait incontinent construire une cabane et un oratoire.

Ils y restent un an et font de bonne besogne. La population, Bagibo compris, est musulmane, sauf un petit groupe de chrétiens hérétiques. Le recoupement incessant des races et des religions modifie d’un lieu à l’autre les conditions de l’apostolat. Tantôt la vague des invasions musulmanes, au cours de l’histoire, tantôt celle des invasions abyssines, laissent en refluant des îlots de religions adverses. Tantôt la propagande musulmane des marchands d’esclaves ou de denrées, venus d’Arabie ou de Somalie, trouve succès auprès des peuples gallas; tantôt c’est l’ombre jalouse de l’abouna qui se profile sur les royaumes du Sud, par delà le Nil

/57/ bleu. Ici, à en juger par la cordialité affectueuse de Bagibo et la sympathie de la population, il s’agit d’un musulmanisme édulcoré, vidé de son fanatisme, farci de croyances gallas et, peut-être, de christianisme copte. En l’espace d’un an, les Abyssins hérétiques, convertis au catholicisme, se livrent auprès des musulmans au prosélytisme le plus fructueux. On n’en continue pas moins de penser au Kaffa. Vaste moisson en perspective; il faut augmenter le nombre des ouvriers. Les jeunes gens, amenés du Godjam lointain, avaient, dans cette vue, reçu une instruction générale et religieuse. Deux d’entre eux sont ordonnés prêtres: le noyau missionnaire se renforce ainsi de Abba Jacob et Abba Joannès. Tandis qu’avec celui-ci, le Père Félicissime reste à Saka, le Père Césaire, en avril 1855, part, avec Abba Jacob, pour le Kaffa.

1855 est marqué, dans l’histoire de l’Abyssinie, d’un événement politique considérable. Le 7 février, le chef guerrier Kassa — celui-là même qui avait vaincu l’ami d’Amauld d’Abbadie, le dedjaz Guoscho — était couronné négus ou empereur, roi des rois, sous le nom de Théodoros, après avoir défait ses rivaux de Haute-Ethiopie. L’homme est de taille, fait pour le pouvoir absolu. Intelligent, brave et dominateur, il tend à l’unification politique. Autour de lui, s’étagent des feudataires: ras, gouverneurs, princes et principicules, dont il va s’efforcer de comprimer, jusqu’à la briser, la puissance. Il s’attachera aussi à faire rentrer dans la zone de son commandement effectif les régions incertaines, où s’agitent à l’ouest les Chankallas, dont la sauvagerie est absolue, à Test les Danakils, qui ne sont certes pas de tout repos. Quant aux Gallas, qui avaient retrouvé une autonomie de fait, il vise à les convertir au christianisme copte ou à les supprimer, car il ne plaisante pas sur le point de sa foi qu’il pousse au fanatisme. Par /58/ là, son comportement agira sur le sort des missions catholiques. Elles en pâtiront plus ou moins, selon que Théodoros subira l’influence de l’abouna ou s’en dégagera. Il faudra compter aussi avec les saccades de son tempérament violent.

Cependant, Mgr Massaïa, méthodiquement, poursuit son dessein. En octobre 1856, il est à Lagamara, avec Abba Hailou, fonde la station de Kilten Dana, et, au cours des années 1857 et 1858, évangélise avec succès la région. Entre Assandabo et Lagamara, il baptise un millier de catéchumènes. Grand succès aussi à Nonno, en Ennarea. Dans le même temps, il prépare son propre voyage, au Kaffa. Au cours du carême de 1859, lui arrive le Père Léon des Avanchers; il a pu traverser l’Abyssinie, grâce à Théodoros, alors brouillé avec l’abouna. Le petit noyau missionnaire s’est aussi enrichi d’un nouveau prêtre indigène: Abba Matthéos. Et voilà qui libère d’autant le vicaire apostolique pour son expédition dans le Kaffa. Comme cette expédition ne va pas sans péril, Mgr Massaïa pense à sa succession éventuelle. Le coadjuteur sera le Père Félicissime auquel, tous pouvoirs ayant été reçus de Rome, il donne, le 31 mai, la consécration épiscopale, et qui sera désormais Mgr Coccino. Il lui laisse pour compagnon Abba Matthéos et, accompagné d’Abba Hailou, il s’en va.

Le 2 octobre 1859, il arrive à Kella, seuil du Kaffa. Les débuts sont magnifiques. A Bouga, la capitale, le roi reçoit l’évêque avec cordialité et solennité à la fois. Il honore son caractère épiscopal, il salue avec joie en lui un des chefs de la chrétienté. Mgr Massaïa entend utiliser sans tarder ses bonnes intentions. Il entame des négociations pour une sorte de concordat. Ce royaume du Kaffa, c’est un monde fermé, et même littéralement fermé par une sorte de muraille de Chine, une enceinte, doublée, sauf aux points inaccessibles, d’un fossé de /59/ cinq mètres de profondeur et qui enlace la totalité des frontières. Comme dans les autres pays du Sud éthiopien, il comprend des païens, des chrétiens, des commerçants musulmans; mais, grâce à sa position excentrique par rapport à l’Abyssinie proprement dite, ses lois, ses coutumes, son administration ont gardé un caractère original. Un certain paganisme s’est infiltré chez les chrétiens. Quant aux païens, ils pratiquent une religion fétichiste, qui est religion d’Etat. Le roi a beau en être le chef suprême, les kâllous magiciens, ou sorciers, la mènent à leur guise. L’accord passé entre le vicaire apostolique et le roi du Kaffa tenait compte de tous ces éléments. La population d’origine chrétienne passe sous la juridiction de l’évêque catholique. Celle d’origine païenne reste sous la coupe des kâllous magiciens... Ainsi, Mgr Massaïa, au lieu d’ameuter d’emblée les puissants sorciers, entend s’assurer un champ immédiat d’action apostolique, en attendant mieux.

Conversions sur conversions. En deux ans, elles se chiffrent par milliers. Une seule tristesse, mais transfigurée: la mort, de la mort des saints, le 13 février 1860, du Père Césaire, consumé par sa propre flamme. Mgr Massaïa, toujours comblé de la sollicitude du roi, quitte sa première résidence de Tatmara-Gueda-Guiorguis pour le beau domaine de Chappa-Mariam. L’abondance des néophytes l’oblige à multiplier les centres, à appeler auprès de lui, pour un temps, le Père Léon des Avanchers. Au commencement de 1861, il a autour de lui une belle couronne de prêtres indigènes: abba Hailou, abba Joanès, abba Jacob, aba Paolos, et cela sera de grande conséquence pour l’avenir des chrétientés du Kaffa. Sept églises jaillissent de ce vieux terroir africain. La petite équipe apostolique se multiplie pour les desservir, assurer aux catéchumènes l’instruction religieuse. Ce beau pays verdoyant, avec ses forêts /60/ denses, ses caféiers sauvages, ses rivières et ses fontaines, semble une sorte de Paradis terrestre où se réfléchiraient, inversées, les prospérités du ciel.

Tout de même, Mgr Massaïa, perspicace, se méfie. Il perçoit, à bien des signes multipliés, la haine des musulmans, ennemis nés, ennemis irréductibles du prosélytisme catholique. C’est à lui qu’ils en ont, et il pense à s’éloigner pour un temps, afin de détourner la foudre de sa mission. Mais le roi ne veut rien entendre. Certainement au courant de l’irritation des musulmans et des fétichistes, veut-il sournoisement leur fournir une revanche ou bien un attachement sincère à la personne de l’évêque le mène-t-il à le garder sur place et contre eux? On ne sait. Toujours est-il que l’évêque ne peut partir et que l’orage éclate.

Le 23 août 1861 est un jour de désolation. Une multitude hurlante assaille soudain la résidence de l’évêque. Parmi les mots furieux revient sans cesse celui de barda. Le crime de barda, c’est le maléfice jeté sur les hommes et les animaux et on en accuse Mgr Massaïa. Le coup est monté par les musulmans et la caste des fétichistes. Pour donner un semblant de véracité à l’accusation, on argue de ce que le cadavre d’un chien, enterré dans le terrain de la mission, a été découvert. De fait, à l’insu des missionnaires, un homme de garde, sur leur propriété, avait abattu un chien qui, comme d’autres de ses congénères, venait manger les épis de maïs, et il l’avait enfoui sur place. Or, le fait d’enterrer un chien est tenu pour maléfice. Informé, le roi ne doute plus que l’évêque soit coupable et l’abandonne à son sort. En vain, l’évêque prodigue-t-il explications et paroles d’apaisement; des soldats, qui sont mêlés à la foule, l’arrêtent. Il n’a que le temps de confier sa chrétienté à abba Hailou, auquel il demande l’absolution, et, sans autre délai, il est conduit à la frontière.

/61/ Sinistre voyage que semblent accompagner les incantations des puissances d’En-Bas. Derrière Mgr Massaïa est traîné le chien déterré. Il faut qu’il en soit ainsi pour rompre le maléfice, a déclaré le mage fétichiste qui est, lui aussi, de l’escorte. Ainsi, durant plusieurs jours et plusieurs nuits, l’épouvantable odeur de pourriture de la charogne empuantit l’air. Aucune consolation spirituelle. L’évêque a bien pu emmener avec lui, outre sa vieille servante, quatre jeunes gens de la Mission, mais il est empêché de communiquer avec eux par la quarantaine de mangios qui l’entourent étroitement. Les mangios sont une race d’esclaves, avec laquelle les habitants du pays évitent tout contact, une sorte d’intouchables. Ainsi entend-on saturer d’ignominie l’abouna Messias. Tout se conjure pour rendre l’exode atroce: la saison des pluies qui fait ruisseler l’eau intarissablement sur les vêtements détrempés, le terrain raviné, broussailleux, rocheux — car on évite les passages frayés et les agglomérations — l’immense fatigue enfin qui pèse sur l’évêque, fatigue telle qu’à un certain moment il défaille et manque de tomber de son mulet. On le ranime et c’est de nouveau l’hallucinante randonnée durant des heures et des heures. Vraiment, la vie du missionnaire est un chèque en blanc tiré sur les souffrances du calvaire.

Enfin, c’est l’arrivée à la frontière. L’évêque est envoyé au roi du Djimma qui le fait conduire au roi Bagibo, lequel l’accueille avec une affection désolée. Mais ce vieux sage, d’âme si noble, dont la bienfaisante influence protégeait la mission, meurt quelques jours après, le 22 septembre. Son fils, abba Gomol, qui n’héritait ni de ses capacités ni de ses vertus, n’était que le jouet des musulmans, pressés de faire payer cher à Mgr Massaïa la faveur de Bagibo. Aussi, au carême de 1862, l’évêque passe-t-il à Lagamara, avec abba Joannés /62/ et abba Jacob, venus du Kaffa. Il envoie au Kaffa abba Matthéos; lui et abba Hailou, qui y est demeuré, maintiendront là-bas et feront fructifier le dépôt de la foi.

Les tracasseries, dont il est personnellement l’objet, font penser à Mgr Massaïa que, pour un temps et pour le bien de la Mission, il doit disparaître. Il en profitera pour rendre compte à Rome de l’état des choses. Abba Fessah juge au contraire que, de son départ, la mission pâtira, et met tout en œuvre pour l’empêcher. Mais, passant outre, l’évêque confie les jeunes chrétientés gallas à son coadjuteur, Mgr Félicissime Coccino, et part pour Massaouah. Comme il traverse le Godjam, il est arrêté par des soldats de Théodoros. Contre son attente, il est reçu avec la plus grande déférence. Théodoros, à cette époque, a maille à partir, une fois de plus, avec l’abouna Salama, à telles enseignes qu’un jour, devant les grands de sa cour, il s’offre le malin plaisir d’opposer l’évangélique abnégation de l’abouna catholique Messias à la dissolution et à la cupidité de l’abouna copte Salama. Mgr Massaïa peut poursuivre son chemin. Après bien des traverses, souvent tragiques, il arrive, le 4 novembre 1863, à Massouah. Depuis le 8 janvier de cette même année, un décret de la Propagande a confié définitivement la mission des pays gailas à la Province des Capucins de France. Le 1er janvier 1864, Mgr Massaïa embarque à Massaouah, pour l’Europe.

L’année 1864 se distribue entre la France, l’Angleterre et Rome. Partout, Mgr Massaïa est fêté; sa personne, déjà légendaire, et sa mission font l’objet d’une admirative curiosité. Il est reçu à la cour. Napoléon III s’intéresse à son apostolat au point de vouloir faire les frais de l’impression de sa grammaire oromo-amharique. Pour lui, dans la sainteté de son âme indifférente /63/ aux honneurs, il va, hanté seulement de la vision de ses jeunes chrétientés. En 1865, il décide la fondation à Marseille, au quartier Saint-Barnabe, d’un collège d’enfants gallas. Ce projet le poursuivait depuis son départ de Massaouah. A son passage à Alexandrie, il avait racheté quelques petits esclaves gallas, pour en faire le noyau du futur collège. En attendant que celuici s’édifiât, les élèves seraient logés et instruits dans une aile du couvent capucin de Marseille. Mais cette fondation ne devait pas se perpétuer. Les difficultés majeures, d’ordres fort divers, auxquelles elle se heurta, firent que, en 1870, les enfants, au nombre de dix, durent être rapatriés. A cet essai, du moins, la mission gagna trois prêtres indigènes et la France, le premier agent consulaire envoyé par l’Ethiopie à l’Europe. Le 19 avril 1866, le vicaire apostolique s’embarque à Marseille pour l’Ethiopie.

Il va désormais avoir à ses côtés, en la personne du P. Taurin, l’homme éminent, admirablement fait pour une mission de si particulière complexité, et qui sera plus tard son successeur. Quand il débarquera à Massaouah avec le P. Ferdinand, ils se rendront l’un et l’autre à Keren, centre la mission lazariste, où ils s’initieront à leur apostolat. Mgr Massaïa, lui, se rend à Aden pour préparer le retour au pays galla par la côte africaine. Ce n’est que le 14 octobre 1867 qu’ils se retrouvent tous trois à Aden; ils gagnent la côte le 1er novembre, à Tadjoura, au point d’Ambabo. Leur expédition est cette fois couverte et facilitée par un personnage qui commence de grandir dans l’histoire d’Ethiopie: Ménélick.

Fils d’Haeli Melicoth, roi du Choa, Ménélick, à l’âge de quinze ans, avait été fait prisonnier par Théodoros, quand celui-ci conquit le Choa, et il le demeura sept ans, bien traité d’ailleurs, sous un régime de liberté /64/ surveillée plus que de captivité. Mais son jeune génie s’éveillait. Ayant réussi à s’évader, il avait recruté une petite armée et, après s’être emparé d’Ankober, capitale du Choa, s’était fait proclamer roi sous le nom de Ménélick II. Dès le début de son régime, se manifestèrent la vivacité et l’ouverture de son intelligence. Il avait de qui tenir, son père et Sahala Selassié, son aïeul, ayant été de remarquables souverains. Il reprit vite la ligne de leur politique qui était de reconquérir les pays gallas.

Averti de la prochaine arrivée de Mgr Massaïa et de ses compagnons, il accueillit la nouvelle avec la plus franche sympathie. Il leur envoya même à Tadjoura, pour les saluer, une personnalité de marque: Ato Makeb. Trois mois s’écoulèrent à préparer la caravane, qui s’ébranlait enfin le 1er février 1868. Pour la première fois, les missionnaires empruntaient la voie du désert somali, le plus aride et le plus brûlant qui soit. Accablantes journées que le soleil incendie, où l’eau, l’eau bienheureuse, n’apparaît que dans les mirages. Nuits remplies d’alarmes, toujours sous la menace de l’attaque des fauves ou des Danakils, non moins féroces. Le 11 mars 1868, les voyageurs arrivent cependant sains et saufs, mais rompus de fatigue, à Litché, où réside Ménélick.

C’était précisément le moment où, à deux cents kilomètres de là, Théodoros jouait définitivement son destin. Depuis 1860, celui-ci déclinait. Des deux hommes que portait en lui Théodoros, l’un aussi sage politique que chef militaire remarquable, l’autre orgiaque, sanguinaire et violent, ce dernier l’avait emporté. En 1862, alors que, jusque-là, ses relations avec l’Angleterre avaient été des plus cordiales, une négligence du Foreign Office, dont son orgueil prit ombrage, fit qu’il emprisonna, avec une soixantaine d’Européens, le capitaine /65/ Cameron, envoyé de la reine Victoria. À cette époque, comme chacun sait, pour la moindre égratignure sur le corps d’un citoyen anglais, et en quelque point du monde qu’il fût, les vaisseaux de Sa Majesté Britannique, bondés de troupes, gagnaient la haute mer. Ici, il s’agissait d’un émissaire de la reine. L’affaire était de taille. En 1868, sir Robert Napier, à la tête d’un puissant corps d’expédition et muni d’un matériel considérable, débarquait, pour délivrer les prisonniers, dans la baie d’Annesley, au sud de Massaouah. Il engageait la bataille, le 10 avril 1868, à cinq cents kilomètres de là, à Arogée. La bravoure abyssine ne put rien contre les armes à feu dont ils avaient, ce jour-là, la révélation. Vaincu, Théodoros se replia sur Magdala, où il se suicida, comme les troupes britanniques entraient dans la ville. D’ores et déjà, l’ombre de Ménélick était portée sur toute l’Ethiopie. Mais le roi du Choa savait attendre son heure.

Les tragiques images guerrières qui se succédaient au Godjam avaient pour pendant, à Litché, le plus pacifique des tableaux. Déjà au fait de la sainteté et du prestige de l’abouna Messias, et définitivement conquis par le rayonnement de sa seule présence, par la noblesse de sa pensée, la fermeté de son caractère, la sagesse de ses démarches, le tact de ses propos, et par son affabilité, Ménélick n’avait rien trouvé de mieux que de le prendre pour arbitre dans la querelle théologique qui divisait la religion abyssine en deux sectes: la secte Karra et la secte Debra Libanos. Partisan de la dernière, Ménélick comptait sur l’abouna Messias pour la faire triompher. Délicate conjoncture, Mgr Massaïa ne pouvant tout de même pas favoriser une forme quelconque de l’hérésie. Il s’en tira comme seul pouvait le faire l’homme supérieur, l’apôtre au cœur brûlant qu’il était. Durant plusieurs jours, il présida toute une assemblée de prê- /66/ très, moines et defteras, sans prendre parti, avec une impartialité souveraine, se saisissant, au cours des débats, de toute occasion pour orienter habilement les esprits vers la vérité totale, et de toute issue pour y faire passer la paix, la charité. Extraordinaire spectacle qui renouvelait, au sommet d’une des collines de Litché, dans le cadre d’un des beaux paysages éthiopiens, les âpres controverses médiévales.

Mais Mgr Massaïa n’était pas venu à Litché dans ce but. Il ne voulait que l’autorisation de Ménélick pour passer en ces pays gallas qui guettaient son retour depuis déjà cinq années. Seulement le roi de Choa n’entendait pas le laisser partir. Il avait découvert en lui le conseil irremplaçable, éclairé des lumières de la sagesse divine et de la sagesse humaine. Lui-même, compréhensif, généreux et d’intelligence supérieure, il avait avec l’évêque des correspondances dont aucun membre du haut clergé abyssin ne pouvait le faire bénéficier, le funeste abouna Salama moins que tout autre. Mgr Massaïa comprit qu’il ne pourrait se défaire de sitôt d’une si accablante bienveillance. Puisqu’il ne pouvait quitter le Choa, il pensa à la région de Finfinni qui faisait partie du royaume. C’était se rapprocher des missions chères à son cœur; c’était aussi évangéliser des populations, en très grande majorité de race galla. S’y rendre luimême? Il n’y fallait pas songer. Mais il put y envoyer le P. Taurin — abba Jacob pour les Abyssins — que rejoignit bientôt le P. Ferdinand. Le roi assurait les terrains, la subsistance. Le 25 juillet 1869, était inaugurée, par une messe solennelle, une chapelle sur la plus belle colline de Finfinni — la future Addis-Abeba. Elle devenait le cœur vivant du domaine concédé à la Mission et qui n’avait pas moins de dix kilomètres de tour. Partout des arbres somptueux, des eaux vives. Ménélick avait fait royalement les choses.

/67/ Mgr Massaïa continuait de porter dans son cœur la peine de ses chrétientés, situées au sud du Nil bleu et dans l’inoublié Kaffa. Là-bas, on le savait proche. Une indicible joie avait soulevé ces pauvres gens à la nouvelle de son retour — une joie que la vaine attente avait muée en anxiété. N’y tenant plus, ils envoyèrent à Finfinni une députation chargée de porter à Mgr Massaïa le courrier des diverses stations et surtout de ramener parmi eux le pasteur très aimé. C’était aller au-devant de son plus cher désir, mais le roi demeura inébranlable. Une décision s’imposait. L’évêque ne la prit pas sans déchirement. Il annonça à Ménélick qu’il resterait au Choa. Aux envoyés, il laissa l’espérance — qu’il ne partageait pas — de les revoir; il leur promit la prochaine visite de son vice-préfet, le P. Taurin, et les envoyés s’en allèrent. Us ne furent plus bientôt à l’horizon qu’un groupe qui s’amenuisait peu à peu, puis disparut sous le regard désolé de l’évêque.

Du moins, la situation au Choa, sous la protection amicale de Ménélick, semblait-elle se stabiliser au mieux. C’est dans une atmosphère inespérée de liberté religieuse que se développait, avec des résultats spirituels abondants, la mission de Finfinni. En février 1870, Mgr Massaïa obtenait du roi de s’établir plus près de Finfinni, sur une colline appelée Gilogor, dans la province de l’Aman. C’est là qu’en 1873 le rejoignit le P. Louis de Gonzague, avec les enfants gallas qu’il ramenait de la fondation avortée de Marseille. Parti depuis septembre 1870, il avait vainement tenté pendant deux ans de gagner le Choa. Il allait être pour le vicaire apostolique un très précieux auxiliaire. Bientôt, celui-ci laissait entre ses mains la station de Gilogor, dont le P. Louis de Gonzague allait faire une belle chrétienté, tandis que luimême, avec l’agrément de Ménélick, s’établissait sur la montagne d’Echia, dans le territoire de Fékéré-Ghemb.

/68/ En cette Ethiopie où l’état monastique jouit d’une extraordinaire faveur, où les monastères poussent comme des champignons, il rêvait d’un monastère catholique, constitué par les meilleurs d’entre les moines voisins, qu’il aurait ramenés à la foi romaine. Echia fut ce monastère. La seigneurie, qui comprenait la montagne et un village, fut donnée à l’abouna Messias, qui, du coup, prenait le titre et assumait les fonctions de melkénié, devenant ainsi magistrat du district; il chargea des causes civiles, sous son contrôle actif, un procureur, se réservant les divorces, dont il obtint ainsi, dans son rayon d’action, la quasi-disparition. Peu de temps après, infatigable, il fondait à Rasa une colonie agricole, toujours avec la chaleureuse autorisation de Ménélick, qui, du moment qu’il le tenait, ne lui refusait rien. Colonie peu banale et qui témoigne de la souplesse du génie missionnaire. Due à la bienveillance du chef musulman de ce district, dirigée par un alaca abyssin, qui désirait d’ailleurs le baptême catholique, elle suivait un règlement préalablement étudié par trois alacas, sous l’inspiration de Mgr Massaïa, qui y avait introduit des clauses propres à la garder de toute corruption morale. Elle fut bientôt prospère.

Gilogor, Echia, Fékérié, toute proche, Finfinni, stations maintenant florissantes, où se recrutèrent les enfants qui recevaient l’instruction religieuse, les élèves clercs, semence du futur clergé indigène, les jeunes gens, futurs colons agricoles; Rasa, colonie chrétienne où l’influence catholique prédominait... Cette région du Choa s’affirmait de plus en plus comme le noyau de la mission galla. Un monastère assurait la permanence de la contemplation et de la prière. Dans les chapelles, le culte catholique était célébré librement. Païens et musulmans eux-mêmes composaient autour de Mgr Massaïa une atmosphère de respectueuse sympathie, voire /69/ de vénération. Quant aux stations du pays galla du Sud, si cruellement que leur manquât la présence de l’abouna Messias, elles étaient loin d’être abandonnées. Mgr Félicissime Coccino leur prodiguait ses dernières forces. Si la station de Ghera souffrait de l’inaction forcée du P. Léon, très malade, si celle d’Ennarea avait dû être abandonnée sous le règne hostile d’un prince musulman, si les guerres intestines avaient déchiré les postes de Lagamara et de Nonno, où ne s’obstinaient plus, isolés, que quelques indigènes convertis, le Goudrou, situé immédiatement au sud du Nil bleu et directement tenu en mains par Mgr Coccino, florissait, ainsi que les postes de Loya, d’Amélie, de Kobbo. Quant au Kaffa, la fièvre satanique, allumée par les sorciers fétichistes, était tombée, et, sous l’impulsion de ses admirables prêtres indigènes, la chrétienté y revivait magnifiquement. Le roi lui-même souhaitait l’impossible retour de l’abouna Messias.

Par delà le présent, gorgé de promesses, Mgr Massaïa songeait aux lendemains. Il devenait urgent de remplacer Mgr Coccino, épuisé. Le P. Taurin s’imposait à son choix par ses qualités naturelles comme par sa vertu. Il pressentit Rome. La bulle, datée du 21 mars 1873, qui préconisait Mgr Taurin Cahagne, avec le titre d’évêque d’Adramytt in partibus infidelium, étant arrivée par les interminables chemins qui reliaient tant bien que mal le centre de l’Ethiopie au reste du monde, Mgr Massaïa lui donna la consécration épiscopale, le 14 février 1875, ce qui en faisait son coadjuteur pour le présent, son successeur pour l’avenir. La cérémonie terminée, dans la petite église de paille de Saint-Joseph d’Echia, les deux évêques, bouleversés d’émotion, s’étreignirent en pleurant.

Les dix années lumineuses, qui s’écoulèrent de 1868 à 1878, furent traversées de quelques ombres lourdes. /70/ Mort, le 24 mai 1876, le jeune Père Jean Damascène, qui, brûlant d’une belle mais imprudente ardeur, avait voulu gagner seul le Choa et succomba, épuisé, en plein désert de Somalie. Mort, tout jeune lui aussi, le 28 septembre 1877, le P. Alexis qui, par le même itinéraire maudit, tendait au même but et expira sous la tente; avant eux, le P. Emmanuel, parti avec le P. Louis de Gonzague, de Marseille, mais tombé malade à Massaouah n’avait pu le suivre. Ses tentatives ultérieures pour rejoindre Mgr Massaïa échouèrent successivement, et il dut repartir pour l’Europe, rompu de fatigue et de désolation. Enfin, Mgr Félicissime Coccino, ayant voulu, malgré ses infirmités, entrer au Kaffa où venait de mourir l’admirable apôtre indigène, Abba Hailou, y mourait à son tour, le 26 février 1878. Sur la voie sacrée, que de tombeaux! Du moins, une incessante relève assurait-elle la vie de la Mission. Mais, en 1879, un coup de foudre frappait celle-ci en plein cœur.

L’orage, à vrai dire, se préparait depuis quelques années. A la mort de Théodoros, en 1868, Ouaxoum Gobessié, ras du Tigré, s’était fait proclamer empereur. Mais Besbis Kassa, également prétendant au trône, l’avait défait, grâce à l’appui des Anglais, puis s’était retourné contre le troisième prétendant: Ménélick en personne. Cependant, le roi du Choa ne voulut pas engager la lutte. Des intrigues préalablement machinées par son rival ayant divisé son armée, il préféra renoncer, sans combattre, au titre d’empereur et continua d’attendre son heure. Besbi Kassa fut couronné empereur en 1872, sous le nom d’Ati Joanès, par le nouvel abouna Athanasios, qu’il avait, Salama étant mort, réclamé du patriarche d’Alexandrie. La situation politique ainsi créée allait peser lourdement sur le sort des missions catholiques. Le libéralisme intelligent de Ménélick à leur endroit ne pouvait qu’exciter la hargne d’Ati Joannès, /71/ sectaire de la pire espèce, et dont le fanatisme religieux commandait la politique intérieure. Les intrigues par lesquelles il contraignit Ménélick à la soumission s’étaient surtout signalées par le soutien apporté en sous-main à la secte Karra contre la secte Debra-Libanos, qui avait les faveurs de Ménélick. Désormais, la secte Karra, enhardie, agissait du dedans contre la mission, tandis que, du dehors, Ati Joannès exerçait une pression croissante sur le roi de Choa pour en obtenir l’expulsion. Ménélick, qui portait à Mgr Massaïa et à ses missionnaires un attachement sincère et profond, temporisa tant qu’il put, mais, au point où en arriva la tension, le roi se vit acculé à un conflit armé dont il ne voulait pas, parce qu’il ne se sentait pas encore en état de le soutenir.

A Pâques 1879, il communiquait à Mgr Massaïa et au P. Louis de Gonzague une missive de l’empereur. Celui-ci exprimait sa volonté formelle que les missionnaires vinssent le trouver au plus tôt, car il comptait utiliser leurs services pour la conclusion de certains traités d’alliance avec les puissances d’Europe. Ménélick n’ajouta aucun commentaire, mais, sur le vrai sens de cette missive, Mgr Massaïa ne s’abusait point. Il revint à Echia, le cœur lourd d’anxiété. Quinze jours s’étaient à peine écoulés, qu’une lettre de Ménélick lui arrivait. Brève comme une consigne, elle invitait Mgr Massaïa et le P. Louis de Gonzague à prendre leurs dispositions pour se rendre vers mi-juin au camp impérial.

Allons! Il faut partir. Mgr Massaïa éprouve en son cœur déchiré qu’il ne reviendra plus. Du moins entend-il que ses chers chrétiens ne s’en doutent pas. Il partira comme pour un bref voyage, laissant toutes choses dans l’état où elles se trouvent. Le P. Ferdinand n’étant pas nommé dans la lettre de l’empereur, il profita de cet oubli. Le Père resta, comme un gage vivant de son /72/ retour. Dans une dernière visite à Ménélick, Mgr Massaïa l’avertit, en termes à la fois énergiques et mesurés, qu’il sera responsable de la mission, quoi qu’il arrive. Le roi accepte cette responsabilité, promet sa protection: « D’ailleurs, ajoute-t-il, vous reviendrez continuer le bien que vous avez fait parmi nous. » Ménélick exprime ici son désir plus que sa conviction; il est trop au fait des dispositions d’Ati Joannès pour se prendre à son jeu. Mais la fidélité de sa bienveillance, c’est le dernier espoir humain qui reste à l’abouna Messias. Et maintenant, il passe aux adieux; ses chrétiens croient à son retour, non pas lui. La séparation lui est déchirante. Enfin, du haut d’une colline, il jette un dernier regard sur les lieux qu’il a tant aimés pour les avoir conquis au Christ et à son Eglise. Et c’est le départ — 8 juillet 1879.

Ils chemineront, les trois apôtres et les jeunes gens qui les accompagnent, confondus dans la même peine, tout un mois, avant d’atteindre le camp impérial de Debra-Tabor. Ati Joannès leur a savamment ménagé les pires humiliations. Il ne les reçoit que le lendemain de leur arrivée, après les avoir laissés des heures dans la boue, sous les railleries de la populace. Le vieil évêque tremble de fièvre et d’épuisement. Bien entendu, il n’est pas question d’ambassade. L’empereur se borne à dire avec mépris aux trois missionnaires qu’ils attendront, dans un village proche, la fin de la saison des pluies, et les congédie comme des valets. Ils passeront deux mois dans un infect taudis, si mal clos qu’y ruissellent les cataractes saisonnières. Mgr Massaïa est malade au point qu’un jour Mgr Taurin lui donne l’extrême-onction. Il se remet cependant vaille que vaille et, le 3 octobre, la petite troupe entame le voyage vers l’Europe. Elle doit passer par la voie intentionnellement imposée par Ati Joannès, celle que hantent la /73/ fièvre et mille autres dangers, la voie du Soudan. Plusieurs fois, l’un ou l’autre des missionnaires manquera mourir. A leur grande douleur, deux des jeunes Gallas du Choa qui n’ont pas voulu les quitter périront.

Ce n’est que le 17 décembre que les exilés pourront atteindre Kassala, où ils sont bien reçus par le gouverneur égyptien et pourront se refaire. Ils n’en repartiront pas ensemble. Tandis que Mgr Massaïa, accompagné du P. Louis de Gonzague, gagnera Rome, Mgr Taurin, avec les Gallas, se rendra à Keren, poste de la mission lazariste, pour de là gagner Aden où il visitera la mission au nom du vicaire apostolique et laissera sa jeune escorte. La fièvre l’y terrasse et il ne retrouve de forces qu’assez pour s’embarquer et arriver en France. Là-bas, au sud du Nil bleu, à Aufallo-Guéra, peu après le départ des missionnaires de Finfinni, le 2 août 1879, le P. Léon des Avanchers avait succombé. Le P. Ferdinand était maintenant le seul missionnaire européen qui demeurât en terre galla.

En juillet 1880, Mgr. Massaïa, Mgr Taurin et leurs jeunes Gallas se retrouvent à Lourdes. Aux pieds de la Vierge du Rocher sourdent les bénies fontaines de la consolation et de l’espérance. Les deux apôtres y réconfortent leurs âmes. Pour Mgr Massaïa, le sacrifice à accepter est total. Il ne reverra plus jamais l’Ethiopie. Il a soixante-douze ans et, plus encore que l’âge, pèse sur son organisme la fatigue de trente-cinq années d’apostolat. Déjà, au moment de quitter les terres de Finfinni, il avait consommé en son cœur la douloureuse renonciation: « Je ne suis plus bon à rien, confiait-il alors à Mgr Taurin, soyez le chef de notre caravane et le père de notre famille. » A Rome, où il est reçu avec une chaleureuse affection par Léon XIII, la décision inévitable devient officielle. Il donne sa démission le 23 mai 1880. Entouré de l’universelle vénération, l’ancien /74/ vicaire apostolique se retire au couvent de Frascati où, d’ordre du pape, il écrit ses Mémoires, un des plus purs monuments de l’histoire missionnaire. Le 10 novembre 1884, il sera élevé au cardinalat. Le 6 août 1889, il s’éteindra, âgé de quatre-vingt-un ans.

En lui, ont resplendi les dons et les vertus du missionnaire, auxquels il donnait un accent très franciscain. Du père et patriarche de son ordre, François d’Assise, il avait la simplicité, le très grand amour de la pauvreté, la constante et douce gaîté, quoi qu’il advînt, au service du Seigneur. Assis à même le sol sur les collines de Finfinni, parmi ses catéchumènes qu’il enseignait, il était pareil au Poverello, parmi ses disciples. Il se montrait bien le missionnaire-type par la flamme dont son âme était incendiée, par sa magnifique obstination, par ses longues patiences. Les six premières années où il s’efforça d’atteindre les pays gallas, à travers les obstacles sans nom que lui suscitaient les hommes ou la nature hostiles, essayant par l’est ce qu’il n’a pu réussir par le nord, obligé de rebrousser chemin alors qu’apparaît enfin à son regard la terre à la fois promise et refusée et, sur l’heure même, composant, sans l’ombre d’un découragement, le futur itinéraire, tantôt déguisé en marchand, tantôt dans sa hure couleur de rouille qui le fait ressembler aux feuilles mortes, refoulé par les vents contraires, sans cesse en péril de mort — et de quelles morts! — vivant l’exceptionnel comme le quotidien, avec une imperturbable sérénité, oui, ces six années sont peut-être la plus belle d’entre ses couronnes.

Avec cela, l’esprit le plus clair, le plus vif. Il avait, à un haut degré, l’intelligence de la mission, complexe entre toutes, qui lui était dévolue. Toutes les audaces, quand l’audace s’offrait comme la meilleure solution, mais aussi toutes les prudences qui sacrifient le présent, quoi qu’il en coûte, au profit de l’avenir. La méthode /75/ déliée d’un diplomate et les intrépidités de l’apôtre. Mais ce qui l’emporte en lui, comme dans son rayonnement sur les hommes, son secret, c’est sa sainteté. C’est par là que l’abouna Messias, comme il arriva au saint homme de Jacobis, laissa en Ethiopie un souvenir impérissable.

Il avait le don du discernement. Il ne le prouva jamais si bien qu’en découvrant dans le P. Taurin une âme de chef. En le désignant pour son successeur, il ressuscitait d’avance la Mission.

Devenu Vicaire apostolique des Gallas, le jour de la démission officielle de Mgr Massaïa, Mgr Taurin, en janvier 1881, repart pour l’Ethiopie.