1900-1967 Georges Gaillard

Sainte-Foy de Conques,

sa place dans l’histoire de l’art
et les églises de pèlerinage

Pamplona 1966
Institucion Proincipe de Viana

Separata de la revista “Principe De Viana”
numeros 102 y 103

Diputacion foral de Navarra
Consejo de cultura de Navarra
Pamplona

Imprenta de la diputacion foral de Navarra

Dep. Légal Sep. NA: 126 – 1958
Ansoleaga, 39 – Pamplona
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Sainte-Foy de Conques,

sa place dans l’histoire de l’art
et les églises de pèlerinage

L’abbatiale Sainte-Foy de Conques en Rouergue est un monument daté avec une précision et une certitude remarquables. Mais ce qui nous intéresse, ce n’est pas tant cette date pour elle-même et isolée : c’est au contraire, en la rapprochant de celles d’autres monuments plus ou moins bien datés, de pouvoir les classer, les mettre en ordre, et par là saisir le moment et le lieu où ensuite elle s’est transformée, non certes selon une évolution continue, mais vraisemblable, du moins en ce qui concerne les techniques. C’est ce que nous voudrions essayer de montrer pour l’architecture et la sculpture de l’église Sainte-Foy de Conques1.

La Chronique de l’abbaye, rédigée peu après les événements qu’elle rapporte, nous apprend que l’abbé Odolric (1037-1065) a construit pour la plus grande partie la basilique : « basilicam ex maxima parte consummavit ». Sans doute faut-il se garder de prendre au pied de la lettre les documents de cette sorte, souvent entachés d’exagération. Mais dans le cas présent les successeurs d’Odolric ne semblent pas avoir eu à s’occuper de construire l’église : Bégon (1087-1107) a bâti le cloître, fait fabriquer des reliquaires en or, recopier des manuscrits ; tous ces ouvrages indiquent que les ressources ne manquaient pas et que la construction de l’église, œuvre primordiale, était achevée. Pourquoi serait-elle restée en chantier? Aucun document dans les archives, aucune trace de reprise dans l’édifice ne nous autorise à supposer une interruption dans les travaux. Et s’il y eut interruption, rien ne dit qu’elle fut de longue durée et suivie d’un changement dans le projet initial. Un recueil d’indulgences octroyées par les évêques des diocèses voisins, marque une circonstance solennelle, peut-être la pose de la première pierre ; en considérant la date de l’élection et de la mort de chacun de ces évêques, on arrive à circonscrire entre 1050 et 1053 la date de cet événement. Ce qui compte en architecture, c’est le projet, le dessein, mieux que l’exécution plus ou moins rapide. (A Conques elle fut rapide, puisque l’abbé Odolric – mort en 1065 – réussit à l’achever pour la plus grande part.) Nous pouvons donc affirmer que Sainte-Foy est une église du milieu du XIe siècle.

Par son plan, son élévation et son voûtement, elle appartient à la série bien établie des grandes églises de pèlerinage et se situe au second rang de celles qui nous sont connues : Saint-Martin de Tours, au début du siècle ; Sainte-Foy, de peu antérieure à Saint-Martial de Limoges, dont la reconstruction est due, semble-t-il aux moines de Cluny, arrivés en 1063 ; Saint-Sernin de Toulouse et Saint-Jacques de Compostelle, à peu près contemporaines, dans le dernier quart du XIe siècle.

/6/ Il convient ici d’écarter un argument tendant à donner la priorité à Saint-Jacques sur Saint-Sernin et sur Saint-Martin : parlant de l’église tourangelle, le Guide de Pèlerins2 nous dit qu’elle est construite à la ressemblance de Saint-Jacques. Mais de nombreux exemples de ce même livre montrent que le passif fabricatur n’a pas le sens du présent (on est en train de construire), mais est mis pour fabricata est (est construite). L’auteur, (qui n’était pas archéologue) note la ressemblance et confond copie et modèle. Mais nous connaissons assez l’histoire de la construction de Saint-Martin pour savoir que l’église du début du XIe siècle a subsisté jusqu’à la fin du XVIIIe sans autre changement essentiel que dans le voûtement3.

La première caractéristique des églises de pèlerinage est, dans le plan, le déambulatoire à chapelles rayonnantes. Cette composition architecturale, la plus monumentale et harmonieuse, la plus belle qui soit, a été précédée et préparée par de nombreux essais, dès l’époque carolingienne, dans les pays de la Loire et en Auvergne ; peut-être y en eut-il une ébauche encore imparfaite à Saint-Martin dès le début du Xe siècle ; elle fut en tous cas pleinement réalisée dans la basilique de l’an mille, qui fut le modèle des suivantes.

Si semblables l’une à l’autre que soient ces églises, elles présentent quelques variantes, particulièrement nombreuses à Conques, mais qui ne suffisent pas pour l’exclure du groupe, comme a voulu le faire Elie Lambert4. A Conques, la nef est courte, les bas-côtés ne font pas le tour du transept ; (mais à Saint-Martial de même les croisillons n’ont de collatéraux qu’à l’Est et à l’Ouest). Et surtout, à Conques les chapelles qui s’ouvrent sur le transept sont très inégales, la première est précédée d’une travée droite, et très profonde, la seconde prèsque réduite à une niche et empâtée à l’extérieur dans un mur droit. Ces deux chapelles, orientées et en échelon, ont été considérées par Elie Lambert comme faisant partie d’un chevet du type dit « bénédictin », inspiré par Cluny II : absidioles parallèles et en échelon, encadrant la grande abside, qui aurait été remplacé plus tard ou en cours de construction, par le déambulatoire à chapelles rayonnantes que l’on voit encore aujourd’hui. En fait, ce chevet paraît bien resserré et comme à l’étroit : il ne compte que trois chapelles rayonnantes au lieu de cinq ailleurs et la première d’entre elles vient presque buter contre la grande chapelle orientée. Mais ce resserrement s’explique très facilement par le terrain en très forte pente contre lequel s’appuie la construction. On objectera que la place ne manquait pas à l’Ouest ; en effet la façade de l’église est précédée par une esplanade relativement vaste, qui aurait permis d’allonger aussi la nef, dont les dimensions sont très inférieures à celles des autres églises de pèlerinage. Le désir de conserver en partie une construction plus ancienne (du type des églises porches carolingiennes) explique peut-être ces anomalies. Quoi qu’il en soit, les chapelles orientées de Sainte-Foy n’ont qu’un lointain rapport avec celles d’un chevet « bénédictin » : ces dernières ont pour caractère essentiel /7/ le prolongement des collatéraux au delà du transept. Le changement de parti supposé par Elie Lambert, à l’exemple de La Charité-sur-Loire, n’est ici qu’une hypothèse gratuite et nous semble, à Conques, peu vraisemblable.

L’élévation de la nef est le second trait caractéristique des églises de pèlerinage, qui dérive du même modèle de Saint-Martin de Tours. Certes des tribunes aussi larges et presque aussi hautes que les bas-côtés se voyaient déjà dans les basiliques paléochrétiennes ; elles ont été souvent utilisées à l’époque carolingienne et se retrouvent encore à l’époque romane en Normandie. Mais à Tours les proportions sont très différentes, on le voit bien sur l’aquarelle faite pendant la démolition. Au lieu des 4 à 6 mètres de haut de Montiérender et Vignory ou de Saint-Remi de Reims, les arcades de Saint-Martin avaient une dizaine de mètres et les tribunes au-dessus des bas-côtés s’élevaient à plus de vingt mètres du sol. De là vient l’impression d’élancement en hauteur, que l’on aurait bien tort de croire absent dans l’architecture romane et réservé à l’architecture gothique. Conques a repris les proportions de Tours et les a transmises à Saint-Sernin et à Saint-Jacques. Mais l’effet est plus saisissant à Sainte-Foy, dont la nef est la plus étroite de toutes5.

A cela s’ajoute la légèreté, qui résulte de l’ajourement des murs, car ces deux étages d’arcades portent la voûte en berceau qui couvre la nef et dont l’équilibre est assuré par les demi-berceaux des tribunes. C’est là, comme on sait, le troisième et dernier grand caractère des églises de pèlerinage. Mais l’origine ne doit pas cette fois être cherchée à Saint-Martin, qui n’a été voûté que plus tard.

Un autre rapprochement doit être fait ici : Sainte-Foy, qui appartient à la lignée des grandes églises de pèlerinage, possède aussi tous les caractères des petites églises auvergnates (les dimensions mises à part). Ce groupe d’églises, le seul qui mériterait le nom d’école, présente un type si soigneusement élaboré qu’on est obligé de supposer des essais antérieurs aux exemples conservés de Notre-Dame du Port à Clermont, Orcival, Saint-Nectaire, etc. En l’absence de tout élément de datation documentaire, leur perfection technique, leur achèvement nous incitent à les situer en plein XIIe siècle, donc postérieurement à Conques. Mais on sait que Brehier6 a cherché et en partie trouvé à cette école auvergnate des antécédents autochtones, certains éléments de leur architecture remontant à l’époque carolingienne (par exemple au Moûtiers de Thiers, aujourd’hui en grande partie détruit)7. Si l’on accepte cette hypothèse, on pourra conclure que le voûtement de Conques (qui manquait à Tours) a été préparé en Auvergne, avant d’être employé à Limoges, à Toulouse et à Saint-Jacques ; apport considérable, comme celui que nous constaterons dans la sculpture, et justifié par les étroites relations de Conques avec l’Auvergne, notamment lorsque à plusieurs reprises l’abbé de Sainte-Foy fut en même temps évêque de Clermont.

La décoration sculptée de Sainte-Foy est peu nombreuse et parfois de qualité médiocre. Les chapitenaux iconographiques sont rares. Parmi les chapiteaux /8/ ornementaux, les exemplaires dérivés du corinthien n’apellent pas d’observations particulières ; mais il en existe d’autres, d’un épannelage tout différent, qui sont plus intéressants. La forme générale est celle d’un cube ou d’un parallélépipède, raccordé à la colonne par un tronc de cône ou de pyramide. On peut les dénommer « cubiques », sans les confondre avec ceux, plus connus, des régions du Nord-Est et spécialement de la Rhénanie. Cet épannelage offre de belles surfaces décorées souvent d’entrelacs mas sur lesquelles aussi parfois prendre place des centaures et des sirènes, quoique rarement. Sous sa forme purement ornementale, sans figures, ce modèle se trouve dans l’art hispano-musulman ; on en voit un magnifique exemple à l’Alcabaza de Malaga. Dans l’art chrétien, les exemples les plus nombreux sont à la cathédrale du Puy, aux abbatiales de Saint-Géraud d’Aurillac et de Saint-Pons de Thomières, dont les relations avec la péninsule ibérique sont bien connues. Sur le versant Sud des Pyrénées, Sant Père de Roda a pu servir d’intermédiaire. Mais les reseignements nous manquent sur le cheminement de ces formes à travers le Languedoc. De Saint-Géraud, dont le rayonnement a dû être considérable, il ne reste que quelques fragments8. Mais on peut penser que Conques a joué un rôle dans la diffusion du modèle : les plus belles répliques sont à Saint-Pierre de Bessuéjouls, non loin de la grande abbatiale.

Les figures sculptées sur les chapiteaux et surtout au tympan de la façade de Sainte-Foy ont été étudiées il y a longtemps par Louis Bréhier9, qui a montré combien elles ressemblent de près à celles de l’Auvergne : mêmes proportions courtes avec de grosses têtes rondes, les yeux animés par les pupilles creusées et garnies de plomb ; mêmes anges porteurs de gonfanons ou déployant devant eux une banderole sur laquelle se lit une inscription. Ici pourtant une autre comparaison s’impose : les deux chapiteaux qui se trouvent à l’entrée de la chapelle axiale dans le déambulatoire de Saint-Jacques10 et qui représentent l’un le roi Alphonse entre deux anges, l’autre l’évêque Diego Peláez, déposé en 1088. Les inscriptions gravées sur ces chapiteaux prouvent avec une forte probabilité qu’ils ont été sculptés avant cette date. Comme nous l’avons dit plus haut, aucune date aussi précoce ne nous est connue en Auvergne. Mais le rôle de Conques et le chemin des pèlerins expliquent seuls l’apparition de formes presque identiques en des lieux aussi éloignés l’un de l’autre.

La première chapelle Nord du déambulatoire de Saint-Jacques, dédiée à sainte Foy, a été consacrée par l’évêque de Pampelune Pierre de Roda, ou mieux d’Andouque, ancien moine de Conques resté fidèle à la patronne de son monastère, qui lui doit en grande partie sans doute ses nombreuses relations hispaniques. Or à l’entrée de cette chapelle, deux chapiteaux historiés, ainsi qu’un troisième dans le croisillon septentrional du transept, diffèrent absolument de tout ce qu’on peut voir dans l’église11 ; ils rappellent au contraire de très près les deux chapiteaux de Conques qui représentent la sainte conduite devant le juge qui va ordonner son martyre. Autre exemple plus précis encore : un chapiteau du /9/ croisillon septentrional de Saint-Jacques nous montre un damné pendu par un démon : cette scène se retrouve exactement pareille dans l’Enfer du tympan de Conques12. Les chapelles du déambulatoire et du transept de Saint-Jacques, à l’exception d’une seule, ont été consacrées en 1105. Ici encore le monument espagnol nous donne une date très précoce. Devons-nous conclure à son antériorité sur l’Auvergne et le Rouergue? Oeuvre d’un même artiste, ils sont du moins contemporains. Seul le pèlerinage a pu faire naître des œuvres aussi semblables, proches par leur forme, aussi distantes par le lieu où elles se trouvent. On peut imaginer qu’un sculpteur de Conques, venu en pèlerinage à Saint-Jacques, y sculpta en ex-voto ces chapiteaux.

Ces formes d’art presque populaire correspondent à un esprit bien éloigné des autres chefs-d’œuvre de l’art roman qu’on voit en Languedoc ou en Bourgogne. Rien ne diffère plus du Jugement dernier de Conques que celui de Beaulieu pourtant peu éloigné. Mais l’esprit apocalyptique, qui domine en général la sculpture romane, a fait place ici à un esprit moralisateur plus accessible aux pèlerins. Le Chanoine Bousquet, en montrant que les scènes de l’Enfer de Conques sont tirées des Miracles de sainte Foy, nous fait mieux comprendre l’inspiration qui règne dans le chef-d’œuvre rouergat, comme sur les chapiteaux auvergnats : bonhomie, humour, réalisme. Ces qualités s’expriment par des formes empruntées à la nature ; on ne voit plus ici les surfaces méplates ni les disproportions ou les déformations monstrueuses qui ailleurs caractérisent le style roman. Les figures, traitées dans les trois dimensions de l’espace, sont déjà presque des statuettes ; bien que courtes et lourdes. La scène de l’annonciation, les figures de saint Jean-Baptiste et d’Isaïe, placées en haut du croisillon Nord à l’intérieur, proviennent sans doute du portail dont elles continuaient le style en transposant dans des dimensions plus grandes les mêmes modèles. On peut supposer que leur place aux montants en ressaut des ébrasements a facilité le passage du haut relief à la statue en ronde bosse, comme ce fut le cas à Saint-Etienne de Toulouse. Les statues de Conques, plus massives dans leurs draperies, occupent donc dans l’évolution de la technique une place analogue à celle des statues toulousaines. Une étude plus détaillée pourrait retrouver la marque de leur influence jusqu’à Compostelle.

Georges Gaillard

Navarra

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[Note a pag. 5]

1 Nous avons résumé les données essentielles de la question et cité les principaux ouvrages qui l’ont traitée dans “ Rouergue roman ”. Torna al testo ↑

[Note a pag. 6]

2 Vielliard, Jeanne. – Le guide du pèlerin de Saint-Tacques de Compostelle, p. 60: “ Super quem ingens basilica veneranda sub ejus honore ad similitudinem scilicet ecclesie beati Jacobi miro opere fabricatur... ”. Torna al testo ↑

3 Dr. Lesueur. – Bulletin Monumental 1949. Saint-Martin de Tours et les origines de Y art roman ; p. 7 à 84. Torna al testo ↑

4 Lambert, Elie. – Communication à la Société Nationale des Antiquaires de France. Bulletin, 1945-1947. p. 238 à 241. Torna al testo ↑

[Note a pag. 7]

5 Dr. Lesueur. – Op. cit. Torna al testo ↑

6 Brehier, Louis. – La sculture des routes de pèlerinage. Revue de l’Art. 1924. p. 127 à 133. Torna al testo ↑

7 Brehier, Louis. – Eglise du Moûtier à Thiers ; Congrès Archéologique de Clermont-Ferrand. 1924. p. 287 à 323. Torna al testo ↑

[Note a pag. 8]

8 Grand, Roger. – La sculpture et l’architecture romane à Saint-Géraud d’Aurillac. Mélanges Martroye p. 240 à 267. Quarré, Pierre. – La sculpture romane de la Haute-Auvergne. Décor des chapiteaux. Torna al testo ↑

9 Brehier, Louis. – L’école romane de sculpture auvergnate et le portail de Conques-en-Rouergue. Actes du Congrès d’Histoire de l’Art. Paris, 1921, p. 464 à 478. Torna al testo ↑

10 Gaillard, Georges. – Les débuts de la sculpture romane espagnole, pl. LXXVIII. Torna al testo ↑

11 Ibid. pl. LXXX et LXXXI. Torna al testo ↑

[Note a pag. 9]

12 Deschamps, Paul. – Bulletin Monumental, 1941. Estude sur les sculptures de Sainte-Foy de Conques et de Saint-Sernin de Toulouse et leurs relations avec celles de Saint-Isidore de Léon et de Saint-Jacques de Compostelle, p. 239 à 264. Torna al testo ↑