Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

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Chapitre préliminaire

Surgies de tous côtés au moyen âge, les écoles, on le sait, furent prospères et leur réputation s’étendit au loin (1). Parmi ces écoles, une des plus célèbres fut celle que Fulbert ouvrit à Chartres à la fin du xe siècle. « On y accourait, disent les auteurs de l’Histoire littéraire de ta France(2), des pays les plus éloignés, d’Arles, de Liège, de Cologne, comme des lieux les plus voisins. Les Moines et les Clercs y allaient à l’envi écouter le vénérable Socrate qui la dirigeait. » M. l’abbé Clerval, dans sa remarquable étude sur les écoles de Chartres au moyen âge, nous a fait connaître bon nombre des élèves qui les fréquentaient (3). Au surplus, l’his- /426/ torien Richer nous raconte le voyage périlleux qu’il accomplit, en 991, de Reims à Chartres, pour aller étudier dans cette dernière ville les Aphorismes d’Hippocrate, sous la direction d’Héribrand (1).

Un certain nombre de clercs, à l’exemple de Richer, vinrent de Reims pour perlectionner leurs connaissances scientifiques et littéraires. Parmi eux se trouva vraisemblablement Fulbert, qui devint bientôt le chef le plus illustre des écoles de Chartres. La réputation de son savoir et de sa sainteté attira auprès de lui un jeune homme désireux de profiter des leçons du maître renommé. Il s’appelait Bernard, et selon toute probabilité, était originaire d’Angers. Il avait un frère, Robert, surnommé l’Angevin, plus jeune que lui, et qui devint, vers 1051, abbé de Cormery en Touraine. Toutefois, on ne sait rien de leur famille, et on ignore la date de leur naissance.

Durant son séjour à Chartres, Bernard eut occasion d’entendre de la bouche de Fulbert le récit des miracles qui s’opéraient auprès des reliques de sainte Foy, à Conques. Il conçut bientôt une grande dévotion pour l’illustre sainte, et il aimait à aller la prier dans la chapelle qui lui avait été dédiée aux portes de la ville. Toutefois, les merveilles qu’on lui attribuait, et dont la renommée faisait grand bruit, étaient tellement extraordinaires, que notre écolier hésitait à y ajouter foi, et ne pouvait se défendre de douter de leur vérité. L’envie le prit de s’en assurer et, pour cela, de se rendre à Conques. Il s’engagea même par vœu à accomplir ce pèlerinage dès que les circonstances le lui permettraient.

Sur ces entrefaites, il fut rappelé, vers 1010, par Hubert de Vendôme, évêque d’Angers, pour diriger son école épiscopale. « Bernard en prit soin pendant trois ans, et y eut beaucoup à souffrir de se voir, d’une part, empêché par un enchaînement d’affaires, d’accomplir son vœu, et de l’autre engagé avec des étudiants si peu avancés, qu’il ne pouvait profiter des leçons qu’il fallait leur donner (2). » Au lieu de leur enseigner la philosophie, comme il s’y attendait, il fut dans l’obligation de leur apprendre les principes de la grammaire. Cela dura trois années, au bout desquelles notre écolâtre, dégoûté du métier, quitta presque furtivement sa chaire pour accomplir son vœu et entreprendre lé voyage depuis longtemps rêvé. Il séjourna vingt-cinq jours à Conques, y recueillit les plus éclatants miracles de la sainte, et en consigna le récit dans un livre qu’il dédia à son ancien maître Fulbert, devenu depuis 1006 évêque de Chartres. Il l’adressa aussi à Adalgerius, alors abbé de Conques, contemporain du roi Robert.

Bernard d’Angers nous apprend que, dans son premier voyage, il était /427/ accompagné d’un écolatre du nom de Bernier (1), qu’il se rendit à Conques une seconde, puis une troisième fois en 1020, cette fois avec Sigebald (2), son secrétaire. Il put alors augmenter sa première relation, et rédiger un second et un troisième livres, d’étendue fort inégale. On conjecture qu’il reprit entre temps la direction de l’école épiscopale d’Angers, et qu’il fit même un séjour à la cour de Guillaume, comte de Poitiers.

« Bernard a laissé un autre écrit de sa façon. C’est la relation d’un pèlerinage qu’il fitj vers 1020, en la compagnie de quelques autres Angevins, à Notre-Dame du Puy en Velay ». Ce voyage peut-être fut l’occasion ou la suite de sa troisième visite à Conques.

Le Liber miraculorum S. Fidis, dans son intégrité, se divise en quatre livres. Les deux premiers devraient régulièrement en former trois, puisqu’il contiennent les récits que Bernard d’Angers écrivit lors de ses trois voyages au sanctuaire de Sainte-Foy (3). Les deux autres furent composés par un moine de Conques que nous avons mentionné dejà, et qui entreprit, au xie siècle même, de continuer l’œuvre de l’écolâtre et de publier le récit de nouveaux miracles opérés par la sainte. « Nous n’avons pas voulu, dit-il lui-même dans une sorte de prologue, ajouter les chapitres suivants sans prévenir le lecteur qu’ils n’étaient plus du même auteur, dans la crainte que cette confusion nuisît à l’authenticité et à l’autorité de l’ouvrage... Nous n’y apposons pas notre nom, par respect pour la sainte (4). »

L’œuvre de Bernard d’Angers se trouve mentionnée de bonne heure. Déjà, au commencement du xiiie siècle, Albéric de Trois-Fontaines, mort après 1241, dit dans sa Chronique: « Ad sanctum Falbertum episcopum Carnotensem Bernardus scolasticus Andegavensis edidit libellum miraculorum Sancte Fidis de Conchis, qaae passa est in civitate Aginno snb impio Daciano cum beato Caprasio(5). »

Les différents propres du Bréviaire d’Agen, édités au xviie et au xviiie siècles d’après le récit de la passion de sainte Foy publié par le P. Labbe, font une mention spéciale de l’œuvre des deux historiens, et semblent établir que la partie rédigée par l’écolâtre d’Angers fut réellement partagée en trois livres, correspondant aux trois voyages qu’il fit à Conques. La même mention des deux auteurs se retrouve dans des écrits du siècle suivant.

Les copies manuscrites du Liber miraculorum étaient répandues dans l’Eu- /428/ rope entière. Malheureusement certains copistes jugèrent à propos de faire un choix parmi les miracles; ils les tronquèrent, modifièrent l’ordre primitif, et même confondirent ceux du moine anonyme avec ceux de Bernard, et donnèrent leur compilation comme l’œuvré de ce dernier. Plusieurs même de ces manuscrits, où ne se trouvait pas l’Épitre dédicatoire à Fulbert, ne présentaient plus de nom d’auteur.

C’est l’un de ces derniers, provenant de la riche bibliothèque des Chifflet de Besançon, que le P. Labbe publia dans sa Bibliotheca nova manuscriptorum(1). La Patrologie latine de Migne reproduisit (2), en 1853, le texte publié par le P. Labbe, en y ajoutant cependant l’Epître dédicatoire d’après Mabillon (3), qui l’avait empruntée à un manuscrit conservé à Chartres.

Les Bollandistes (4), en 1770, publièrent une autre version provenant de la célèbre bibliothèque de la reine Christine de Suède, et conservée au Vatican; ils y joignirent, sous forme d’appendice, un certain nombre de miracles empruntés, les uns à un manuscrit conservé autrefois à la Chartreuse de Strasbourg, les autres à la Bibliotheca du P. Labbe. Ils avaient collationné leur texte avec celui de ce dernier pour les miracles, et avec celui de Mabillon pour le prologue.

Quatre manuscrits alors connus avaient été utilisés pour ces diverses publications.

Le premier, conservé aujourd’hui à la Bibliothèque du Vatican, faisait partie auparavant de la collection de la reine Christine de Suède. Il a été écrit au xiie siècle. C’est une de ces compilations fantaisistes dont nous avons parlé. On n’y trouve le récit que de vingt-quatre miracles, distribués d’une manière tout à fait arbitraire. Dans la transcription qu’ils en ont donnée, les Bollandistes, ignorant l’oeuvre du moine anonyme, que cependant ils soupçonnèrent, et remarquant dans trois de ces récits des particularités et des détails qui leur semblaient étranges et inexplicables, les supprimèrent complètement. Quant aux autres, ils les groupèrent en dix chapitres partagés en trois livres. Puis, dans un appendice, ils recueillirent sept autres récits, dont cinq furent empruntés à la Bibliotheca du P. Labbe, et les deux autres à un manuscrit de la Chartreuse de Strasbourg dont nous allons parler. Le style des trois miracles omis par les Bollandistes présente avec celui des autres chapitres du moine anonyme des dissemblances qui pourraient faire soupçonner la collaboration d’un autre moine, qui les aurait introduits à la suite du texte et /429/ avant l’épilogue. C’est ainsi que bon nombre de phrases n’offrent pas de sens compréhensible; que la trame des récits est lâche et mal ourdie; qu’on y rencontre, particulièrement dans le troisième chapitre, des digressions singulières; qu’on y trouve des expressions inusitées jusque-là et des redondances et oppositions de mots tout-à-fait étranges.

Le second manuscrit, qui a fourni aux Bollandistes deux fragments, faisait partie de la bibliothèque de la Chartreuse de Strasbourg. Le catalogue de cette bibliothèque, qui comptait 365 volumes, en partie manuscrits, tous détruits aujourd’hui, fut dressé vers 1525, et forme un volume in-4º, conservé aux Archives de Saint-Thomas de Strasbourg. Il a été publié par M. C. Schmidt(1). Le Liber Miraculorum, qui n’y est pas mentionné expressément, faisait sans doute partie de quelqu’un des recueils de miracles qui y sont catalogués.

Le troisième ne nous est connu que par la transcription que nous en ont laissée le P. Labbe, et, d’après lui, la Patrologie de Migne. Nous savons seulement qu’if faisait partie de la Bibliothèque des Chifflet de Besançon, et qu’il fut communiqué au P. Labbe par le P. Pierre François Chifflet, comme lui de la Compagnie de Jésus. Mais nous ignorons et à quelle époque remontait ce manuscrit, et en quelles mains il passa lors de la dispersion de la riche bibliothèque à laquelle il appartenait.

Le quatrième existe encore. Il provient de l’abbaye de Saint-Pierre de Chartres, et appartient à la bibliothèque de cette ville. La souscription qui se lit au bas d’une des dernières pages (fº 319 v.) indique le nom sous lequel il était désigné, et la date à laquelle il fut terminé (1373): Explicit liber qui dicitur Apothecarius moralis monasterii S. Petri Carnoten; divina gratia permittente noviter compilatus anno domini mº cccº lxxiijº. Le Liber miraculorum sancte ac beatissime Fidis, virginis et martiris, editus a Bernardo scolastico, Andecavine scole magistro y occupe les feuillets 178 vº - 197 rº. Les miracles de sainte Foy y sont au nombre de 24, précédés de l’Épître dedicatoire: Incipit epistola ad domnum Fulbertum, episcopum Carnotensem.... publiée pour la première fois par Mabillon en 1707. Les nouveaux Bollandistes ont reproduit ceux des miracles, au nombre de onze, qui étaient jusqu’alors inédits. Quatre d’entre eux ne se trouvent que dans ce manuscrit.

A ces quatre manuscrits, dont nous avons fait connaître les éditeurs successifs, nous pouvons en ajouter six autres dont personne avant nous n’avait fait l’objet d’aucune publication.

/430/ Le plus ancien, écrit à la fin du xie siècle, a été trouvé en 1890, à Conques, parmi les papiers de la famille Bénazech, dont un des membres contribua, pendant la période révolutionnaire, à sauver le précieux trésor de l’abbaye, où il était chanoine (1), La majeure partie de l’ouvrage a péri; il n’en subsiste que quinze chapitres complets, et quatre plus ou moins tronqués: tous appartenaient au dernier livre rédigé par le moine anonyme. Quatre de ces chapitres ne se trouvent que dans cette version.

Vient ensuite, par ordre de date, un important manuscrit, écrit dans les premières années du xiie siècle, et conservé à Schlestadt. C’est au chanoine Mury que revient l’honneur de l’avoir remarqué et signalé le premier. La première copie en a été faite pour nous sous sa direction. Elle a été collationnée sur l’original par M. l’abbé Gény, bibliothécaire de la ville de Schlestadt. Nous l’avons nous-même revue avec tout le soin possible sur le manuscrit, et son texte a fait le fond de notre édition critique du Liber miraculorum sancte Fidis.

L’écriture du manuscrit de Schlestadt est de deux mains différentes, l’une ferme et sûre, l’autre moins assurée, et, selon toute apparence, d’une personne plus âgée. Dans les 90 feuillets qui composent le Livre des miracles, onze pages seulement sont de la seconde; la première a écrit tout le reste. De magnifiques initiales, de grandes dimensions, ornées de feuillages et d’entrelacs, quelques-unes même historiées de personnages et d’animaux, sont dessinées au commencement des chapitres. Dans toute la partie du Liber qui est l’œuvre de la première main, ces lettres sont rehaussées de bleu, de rouge et de vert; dans le reste du manuscrit, les rehauts de couleurs n’ont pas été exécutés. Les titres des chapitres sont écrits en rouge. Un correcteur a revu avec soin le travail du copiste. Nous avons remarqué, en faisant notre travail de collation, que ce dernier, lassé sans doute par la longueur de son travail, devient de moins en moins attentif, et laisse échapper des fautes plus nombreuses. Le correcteur, de son côté, semble mettre d’autant plus de soin à les relever, et finit par sacrifier impitoyablement des formes irrégulières qu’il épargnait d’abord. Le manuscrit de Schlestadt est de beaucoup le plus complet de ceux que nous connaissons. Il renferme, après l’épître dédicatoire de Fulbert, 47 miracles dont le récit est mis sous le nom de Bernard d’Angers, et qui forment deux livres. Le prologue qui suit, deux autres livres de miracles au nombre de 48, et l’épilogue ont été composés par le moine anonyme. Ce dernier donna à tout l’ouvrage le nom de Panaretos, qu’il expliquait ainsi: /431/ totumque libellum Panaretos quod est omnium viriutum liber nuncupare decrevimus(1).

Au Musée Britannique de Londres appartient une autre version, transcrite en France dans la deuxième moitié du xiie siècle. Au verso du premier feuillet se trouve la table des matières, dont l’écriture est de la même main que celle du manuscrit. Ce dernier n’a pas de titre. Les noms des saints dont il y est question sont écrits en tête des pages où il en est fait mention. Enfin, cinquante-deux grandes lettres enluminées forment les initiales des chapitres. Les miracles de sainte Foy, qui s’y trouvent à la suite de la Passion de la sainte, sont au nombre de vingt-et-un. Six d’entre eux ne se trouvent que dans ce manuscrit.

Le xiiie siècle nous fournit un texte conservé à Namur. Les miracles de sainte Foy y forment cinq chapitres, dont le premier seul est précédé d’un titre. Encore ces chapitres sont-ils composés avec la plus étrange fantaisie, au moyen de fragments empruntés il un recueil plus complet et réunis sans méthode. A la fin du cinquième chapitre a été ajoutée la conclusion du moine anonyme, mais très écourtée. Ce manuscrit a appartenu jadis à l’abbaye de Saint-Hubert, d’après la souscription qui se lit à la fin du volume: Liber monasterii sancti Huberti in Arduena. Il appartenait, au moment de la Révolution, à la riche bibliothèque de l’abbaye de Broigne, située à Saint-Gérard, près de Namur. Une partie des manuscrits de cette bibliothèque fut alors déposée à l’hôtel de ville de Namur, et, plus tard, versée dans la bibliothèque publique de cette ville.

La bibliothèque de l’abbaye bénédictine de Melk, aux portes de Vienne (Autriche), possède un manuscrit du xive ou du xve siècle, qui contient 37 récits de miracles de sainte Foy. Il semble avoir été compilé d’après celui de Schlestadt. Nous voyons en effet qu’il y est question, dans le premier chapitre, du miracle relatif à la fondation du prieuré de cette ville. De plus, les récits, à l’exception d’un seul, se retrouvent dans le même ordre que dans le manuscrit alsacien. Le manuscrit de Melk, tout en ne fournissant l’indication d’aucun chapitre nouveau et inédit, semblerait être, au moins à notre connaissance, le plus considérable après celui de Schlestadt. Toutefois, il résulte d’un examen moins superficiel qu’il s’agit ici d’un recueil bien différent des autres par la nature de sa composition. Les miracles y sont racontés aussi brièvement que possible, et accompagnés parfois de réflexions empruntées aux Livres saints. Il semble qu’on ait eu le dessein de faire, à l’occasion /432/ des merveilles accomplies par sainte Foy, un livre de piété ou de méditations, d’un format commode et portatif. L’auteur a soigné son style, il laisse de côté les aspérités de style de l’original, mais là où ce style lui plaît, il le prend mot pour mot.

Enfin l’abbaye de Klosterneubourg, aussi en Autriche, conserve un manuscrit du Livre des miracles, écrit au xive siècle. Il est identique à celui de l’abbaye de Melk, et semble, comme ce dernier, provenir de Schlestadt.

De ces dix manuscrits (1), celui de Schlestadt est le plus important. Il provient du prieuré de Sainte-Foy, établi dans cette ville par les moines de Conques en 1094. Cette provenance est attestée par les lignes suivantes, qui se lisent au verso de la couverture: Iste liber est monasterii sancte Fidis in Seleztat Argentinensis dgocesis. Qui ipsum furetur, numquam per eam sibi requies detur. D’autre part, on trouve dans le même volume une liste, datée de 1291, des livres faisant partie de la bibliothèque de l’église Sainte-Foy à Sletztat. Parmi ces livres est mentionné le recueil des Miracles de sainte Foy.

Il est plus difficile de déterminer son lieu d’origine.

Nous ne croyons pas devoir tirer d’autre conclusion de la formule nostra Gallia(2), dans le cas où la copie aurait été faite à Schlestadt, qu’une preuve du soin apporté par le scribe à copier exactement le texte qu’il avait sous les yeux.

Mais nous ne saurions oublier ici les relations qui unissaient le prieuré de Schlestadt au monastère de Conques (3). L’abbaye rouergate devait faire participer sa fille d’Alsace à ses faveurs temporelles et spirituelles, et lui donner tout ce qui pouvait entretenir chez elle le culte de leur commune patronne. De là à inférer qu’elle ait pu lui envoyer, pour l’édification des religieux, un recueil contenant le récit des prodiges de la sainte, il n’y a qu’un pas, qu’il ne serait peut-être pas téméraire de franchir. Nous pourrions d’ailleurs nous croire autorisés à le faire par ce fait que certains mots grecs, qui se retrouvent dans les deux manuscrits de Schlestadt et de Conques, y sont accompagnés de la même glose, destinée à les expliquer à des lecteurs incapables de les comprendre.

Ainsi, à défaut de preuves certaines, toutes les présomptions semblent se réunir et prendre corps en faveur de l’origine conquoise du manuscrit dont nous parlons.

/433/ Malgré les remaniements qui ont pu être introduits par le moine anonyme, il subsiste encore, entre les récits recueillis par Bernard et ceux qu’il a ajoutés à ces derniers, des différences notables et caractéristiques. Le style des deux premiers livres, en dépit des retouches, est plus vif et plus alerte, et ce n’est que dans les deux autres que se rencontrent quelques expressions grecques.

Les deux écrivains ont-ils vu de la même façon? Il est permis d’en douter. L’écolâtre, tombé au milieu d’un monde nouveau pour lui, est émerveillé de ce qu’on lui raconte et de ce qu’il voit. Ce qui le frappe, c’est la magnificence du culte rendu à la sainte, c’est la vénération dont sa statue est l’objet, c’est l’empressement des pèlerins, la profusion des cierges qui se consument, l’éclat et le nombre des présents, la richesse et la beauté des joyaux que possède lej trésor, le soin jaloux avec lequel sainte Foy affirme ses exigences et punit ceux qui lui résistent ou lui foxxt outi-age. Il décrit avec complaisance l’église et ses diverses parties, la merveilleuse statue d’or, les guérisons qu’on lui a racontées. Il est venu jusqu’à trois fois pour contrôler la vérité de ce qu’il a entendu avec surprise, et il ne veut rien écrire qu’il n’ait soumis à une enquête minutieuse et sévère.

Le moine inconnu, lui, est de la maison, et rien de la maison ne l’étonné plus. Il lui suffit d’ouvrir les yeux pour voir arriver ceux qui viennent rendx-e grâces, et les oreilles pour entendre et recueillir leurs récits. Les merveilles qui s’accomplissent chaque jour sont si nombreuses, qu’il ne peut les raconter toutes (1). Force lui est de choisir dans le nombre, et, lorsqu’il mettra la dernière main au livre qu’il nous a laissé, il ne le fermera pas sans avoir la velléité de l’augmenter encore (2).

Ce qu’il raconte, ce ne sont plus seulement ces miracles faciles et parfois entourés de circonstances plaisantes que le vulgaire appelait les Badinages de sainte Foy, mais délivrances ardues de prisonniers, guérisons éclatantes, voire même trois résurrections de morts. Et toutes ces merveilles, sauf quelques exceptions, ce n’est pas par ouï-dire qu’il les a apprises. Ou bien il en a été le témoin (3); ou bien il a vu ceux qui en ont été favorisés, lorsqu’ils ont apporté le témoignage de leur gratitude.

Nous aurions voulu trouver dans son œuvre des renseignements qui eussent constitué, par leur réunion, une sorte de biographie de l’écrivain. Il a été si bien absorbé par ce qu’il voyait ou entendait, qu’il n’a pas parlé de /434/ lui-même. Depuis longtemps était mort Gerbert – beatae memoriae(1) – qui semblé avoir partagé avec Bégon II, de 996 à 1004, le gouvernement de l’abbaye; depuis longtemps étaient tombés dans l’oubli des faits contemporains de la construction de l’église (2); voilà tout ce que nous transmet le moine en dehors des miracles qu’il a pu apprendre ou constater. Nous sommes donc absolument dépourvus de renseignements sur son propre compte. Aucun chroniqueur ne nous fait connaître l’histoire des provinces du Midi de la France et de leur état social pendant le haut moyen âge. Les nombreuses chartes qui nous ont été conservées de cette région, si importantes qu’elles soient, sont impuissantes cependant à combler cette lacune. Aussi, à ce point de vue spécial, les renseignements fournis par l’écolâtre d’Angers et par son continuateur sont-ils d’une haute valeur, et leur importance ne saurait être mise en doute. Les personnages mis en scène ont, pour le plus grand nombre, vécu dans le Rouergue, le Quercy, l’Auvergne ou le Languedoc; c’est dans ces provinces ou dans leur voisinage que se passent la plupart des faits racontés. Les mœurs souvent brutales des seigneurs, l’oppression des faibles et des petits par les grands et les puissants, mille détails de mœurs et de coutumes, mille renseignements sur les institutions et les usages de la vie privée et de la vie sociale, tout cela passe sous nos yeux à mesure que nous lisons le Livre des miracles de sainte Foy. Nous y voyons aussi quelle diffusion prodigieuse avait prise le culte de cette martyre, et quelle confiance en son pouvoir surnaturel poussait vers son tombeau la foule des pèlerins avides de ses faveurs.

La traduction du Livre des miracles, que nous allons; mettre sous les yeux du lecteur, a été exécutée aussi fidèlement que possible sur le texte latin. Nous nous sommes appliqués à lui conserver dans notre langue le parfum de naïveté et la saveur qui en font une œuvre si intéressante aussi bien pour l’histoire de ces temps peu connus que pour celle de notre; sainte elle-même.

Nous croyons cependant utile et intéressant de faire précéder notre version de quelques rapides considérations sur l’authenticité de récits si merveilleux et sur le degré de croyance qu’ils méritent.

Leur authenticité est garantie par l’âge même des manuscrits qui les reproduisent. L’un de ces manuscrits, celui de Conques, est contemporain de l’un des deux auteurs du Liber miraculorum. Plusieurs autres, du xiie siècle, ont été transcrits à peu de distance des faits. Les divers manuscrits qui ont /435/ reproduit le texte latin, à des époques diverses, jusqu’au xive siècle, restent à peu près identiques dans les récits qui leur sont communs.

Les Bollandistes, tout en rendant justice à la sincérité du premier auteur du Liber, suspectaient l’authenticité de son œuvre, parce qu’ils n’en connaissaient qu’un texte mutilé, dans lequel le transcripteur avait confondu pêle-mêle les récits de Bernard d’Angers et ceux du moine son continuateur, en les attribuant tous au premier. Apercevant la trace de plus d’une main dans cet écrit hybride, ils avaient conclu à une interpolation. La découverte du manuscrit de Schlestadt a fourni l’explication de la difficulté; ce manuscrit a restitué à l’œuvre primitive son caractère et affirmé la date de son origine.

Examinons brièvement quelle croyance il faut accorder à ces récits merveilleux. Là question est complexe; sa solution dérivera de plusieurs éléments..

D’abord, la narration présente en elle-même un caractère de sincérité non équivoque qui frappe tout lecteu. Puis, le premier et principal auteur élait un homme des plus graves et des plus cultivés de son temps. La nature même de ses études et de ses occupations devait le rendre circonspect dans le choix de ses récits. En outre le futur historien des miracles, en les entendant raconter par la renommée populaire, les regarda d’abord comme des fables, dit-il lui-même, et n’y ajouta aucune croyance (1). Arrivé à Conques, il se posa d’abord en critique persifleur de la dévotion populaire à la statue d’or de sainte Foy (2). Mais bientôt, au récit des merveilles opérées, à l’attestation des témoins oculaires et des miraculés eux-mêmes, au spectacle des prodiges dont il fut témoin et à la vue de la multitude des pèlerins accourus des contrées les plus lointaines pour rendre grâce à la sainte de ses faveurs merveilleuses, il dut se rendre; il se fit même l’historien des prodiges auxquels il n’avait pas cru jusque-là. Peut-on souhaiter plus de garanties de sincérité et d’impartialité?

Bernard mérite donc quelque créance, quand il dit lui-même: « Je n’accueillerai pas avec crédulité tous les récits que l’on me fera, et je me montrerai difficile pour leur accorder ma croyance... (3) Ces miracles sont récents et incontestables... (4). Je me suis attaché avec le soin le plus scrupuleux à la recherche de leur véracité qui est indiscutable (5). » Il est un miracle, ajoute-t-il, qui est le plus extraordinaire et le plus célèbre de tous: c’est /436/ la guérison de l’aveugle Guibert dont les yeux, violemment arrachés de leur orbite, ont été merveilleusement reformés et restitués. « Ce prodige étant comme le fondement des autres, j’ai jugé à propos de le placer à la tête du recueil, et ma relation ne fait que reproduire le récit du miraculé, non seulement pour sens, mais encore mot pour mot, à mesure que je l’écoute, sans souci pour longueurs (1). » Du reste cet homme, connu de toute la région, survécut trente ans à sa guérison et devint lui-même l’objet de la curiosité universelle; sa vue fut longtemps l’un des attraits du pèlerinage.

On pourrait croire que ces récits miraculeux étaient acceptés avidement et sans examen par les populations de cette époque dont il est de mode d’accuser l’excessive crédulité. Telle n’est pas l’histoire vraie. Bernard d’Angers a dû consacrer un chapitre entier à la réfutation de ses contradicteurs (2). Et, lorsqu’il raconte un prodige, il ne manque pas de produire ses témoignages et ses références, toujours choisis avec soin. Son continuateur, lui aussi, se plaint maintes fois, et amèrement, de l’ardeur de ses contradicteurs. Pour nous, loin de nous en plaindre, nous invoquons ces contradictions comme une garantie de plus en faveur de l’autorité de ces récits; leur discussion a forcé l’historien à plus d’exactitude et de sévérité.

Mais si nous concluons à admettre la vérité des faits, la sincérité de l’historien, nous ne voulons pas prétendre pour cela que tous les faits racontés soient des miracles et que, parmi les vrais prodiges, tous soient du même ordre, de la même importance et de la même certitude. La simple lecture suffit pour en juger. Qu’il y ait eu cependant de vrais et nombreux miracles opérés à Conques, ceci nous paraît hors de conteste, car la faveur miraculeuse est la cause et le mobile ordinaire d’un pèlerinage; et quel pèlerinage a vu une telle affluence que celui de Conques au moyen âge?

Les divers manuscrits que nous venons de signaler ne contenant pas le même nombre de récits miraculeux, la table que nous donnons ci-après montre ce qu’ils ont de commun et ce qu’ils ont de particulier. Pour plus de simplicité, nous désignerons chacun des manuscrits par une initiale:

[Note a pag. 425]

(1) Ce chapitre est, pour la majeure partie, la reproduction de la préface de notre édition du Liber miraculorum sancte Fidis. Torna al testo ↑

(2) Tome VIII, p. 202. Torna al testo ↑

(3) A. Clerval, Les écoles de Chartres au moyen âye du ve au xvie siècle, p. 58 et suiv. Torna al testo ↑

[Note a pag. 426]

(1) Hist. IV, 50, ap. Patrol lat. de Migne, t. 138, col. 117. Torna al testo ↑

(2) Hist. littér. de la France, t. VII, p. 308. Torna al testo ↑

[Note a pag. 427]

(1) Liv. I, ch. XIII. Torna al testo ↑

(2) Liv. II, ch. XIV. Torna al testo ↑

(3) Le troisième livre commencerait avec le chapitre VIIe du livre II. Torna al testo ↑

(4) Prologue du livre III. Torna al testo ↑

(5) Analecta bolland., 1889, p. 64. – Monum. Germaniae, XXIII, p. 76. – Hist. littér. de la France, XVIII, p. 279. Torna al testo ↑

[Note a pag. 428]

(1) Tome II, p. 531. Torna al testo ↑

(2) Tome 161. Torna al testo ↑

(3) Annal. ord. S. Benedicti, tome IV, p. 703. Torna al testo ↑

(4) Octob. III, p. 302. Torna al testo ↑

[Note a pag. 429]

(1) C. Schmidt, Zur Geschichle der aeltesten Bibliotheken und der ersten Buchdrucker zu Strassburg, – Cf. Revue d’Alsace, 1877, p. 60: Livres et bibliothèques à Strasbourg au moyen âge, par Ch. Schmidt. Torna al testo ↑

[Note a pag. 430]

(1) Voir plus haut, page 161. Torna al testo ↑

[Note a pag. 431]

(1) « Et nous avons résolu de donner au recueil tout entier le titre de Panaretos, c’est-à-dire le livre de toutes les merveilles. » Torna al testo ↑

[Note a pag. 432]

(1) Ces pages étaient sous presse, lorsque M. le capitaine du génie Salesses à eu la bonne fortune de découvrir, aux archives de Rodez, un feuillet double provenant d’un manuscrit du Livre des miracles dont le reste semble perdu. Celle version fut transcrite dans le premier tiers du xii siècle. Nous donnerons plus loin la traduction d’un fragment de ce manuscrit qui était inédit jusqu’à ce jour. – Cf. Bouillet, Un manuscrit inconnu du Liber miraculoriun sancte Fidis, dans les Mém. de la Soc. des Antiquaires de France, 1898. Torna al testo ↑

(2) Liv. II, ch. III. Torna al testo ↑

(3) Vr plus haut, p. 336 et suiv. Torna al testo ↑

[Note a pag. 433]

(1) Liv. III, Prologue. – Liv. IV, ch. VII-IX. Torna al testo ↑

(2) Liv. IV, Epilogue. Torna al testo ↑

(3) Liv. III, ch. VII-XV. Torna al testo ↑

[Note a pag. 434]

(1) Liv. III, ch. XIV. Torna al testo ↑

(2) Liv. IV, ch. XXIV. Torna al testo ↑

[Note a pag. 435]

(1) Epître dedicatoire. Torna al testo ↑

(2) Liv. I, ch. XIII. Torna al testo ↑

(3) Quicquid narratum fuerit... non simplex ad audiendum nec facilis ero ad credendum. Epître dédicatoire adressée à Fulbert. Torna al testo ↑

(4) Miracula... sunt nova et indubia. Id. Torna al testo ↑

(5) Quorum inviolabili veritate diligentissime a me exquisita, quia nichil verius. Id. Torna al testo ↑

[Note a pag. 436]

(1) Epître dedicatoire. Torna al testo ↑

(2) Liv. I, ch. VII. Torna al testo ↑